Diffusée en séance spéciale à Cannes, “L’Histoire naturelle de la destruction” est une œuvre qui médite sur le passé… et nous évoque le présent.
Le nouveau documentaire de Sergeï Loznitsa, cinéaste ukrainien le plus célèbre (il fut plusieurs fois sélectionné en compétition à Cannes pour ses fictions), est uniquement composé d’images d’archives de la Seconde Guerre mondiale. Il s’y inspire, de son propre aveu, d’un essai publié en 2004 en France, De la destruction comme élément de l’histoire naturelle du grand W. G. Sebald. Une conférence de l’écrivain allemand sur la destruction massive de la population civile allemande par les bombardements aériens des Alliés à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
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Particularité : aucune voix (off) ne vient les commenter, aucun titre, aucun sous-titre n’indiquant quel personnage historique (le général britannique Montgomery, le nazi Hermann Göring, Winston Churchill, etc.) est filmé ou s’exprime parfois à l’écran. Les images, quand elles sont muettes, sont post-synchronisées, et parfois accompagnées par une impressionnante composition orchestrale et contemporaine de Christiaan Verbeek.
Des deux côtés de la guerre
Autre particularité : la plupart des films d’archives ne montrent que des extraits très courts, efficaces, illustrations ou citations visuelles d’un contexte ou même d’un texte en voix off. Ici, Loznitsa reproduit des scènes entières, souvent très longues, décrivant l’Allemagne avant la guerre : des bâtiments encore debout, des bombardements massifs de nuit avec des milliers de bombes qui tombent à la fois avec lenteur et rapidité, la Défense anti-aérienne qui tente d’abattre les avions, le bruit, les conséquences le jour, les pompiers tentant de circonvenir des flammes, des habitant·es dérisoirement muni·es de seaux, s’acharnant à déblayer des corps et des montagnes de gravats comme on essaierait de vider l’océan avec un seau de plage (et ils et elles y parvinrent pourtant)…
Le montage met en parallèle les deux côtés du conflit. Les bombardements, qui détruisent parfois en quelques minutes des villes entières et anéantissent des centaines de milliers de civils, ne sont évidemment pas l’apanage des seuls Alliés : le film montre aussi des images du Blitz, des ruines visitées par le Roi d’Angleterre et chef du Commonwealth George VI (le père d’Elizabeth II) le lendemain d’un bombardement.
Et surtout les usines d’armement à la fois britanniques et allemandes, où les ouvrier·ères répètent, dans les deux camps les mêmes gestes destinés à fabriquer des explosifs. Ce sont peut-être les images les plus marquantes du film, celles où Allemand·es et Britanniques construisent des avions avec les mêmes techniques, fabriquent, déplacent et installent dans leurs bombardiers leurs lourds obus de la même manière, dont ils savent bien qu’ils sont destinés à tuer. Il ne faut sans doute pas y voir une tentative de mettre sur le même pied un régime fasciste et un régime démocratique, mais de montrer que la guerre, au ras du sol, se déroule de la même façon, qu’on soit un civil allemand ou anglais.
Bien sûr, impossible de ne pas penser à la situation en Ukraine aujourd’hui, où les civils sont, une fois de plus, les premières victimes désignées et choisies des bombardements. À la fin de ce film entêtant, la voix d’un dignitaire nazi dénonce les bombardements alliés “cyniques” sur les populations civiles, en expliquant qu’ils servent à décourager le peuple dans le but de remporter le plus vite possible la guerre… La guerre, c’est horrible, bien sûr. Qui en douterait ?
Le film de Loznitsa vient nous rappeler très concrètement ce qu’est et représente la guerre : un “orage de fer, de feu, de sang”, comme l’a écrit Jacques Prévert. Ou plus encore, “c’est faire entrer un morceau de fer dans un morceau de chair”, comme le dit Godard.
L’Histoire naturelle de la destruction de Sergeï Loznitsa.
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