Le FIAP22 (le Festival international d’art performance) a débuté au lendemain d’une éclipse de lune d’abord visible depuis la Martinique. Il s’est terminé le 22 mai, jour de la commémoration de l’abolition de l’esclavage dans cette île des Antilles.
Autant dire que la thématique de la troisième édition du FIAP22 Martinique, La Martinique, un éco-système en équilibre précaire, aura surfé le temps d’une semaine sur des rythmes à la fois planétaires, cosmiques et insulaires. Le temps de remettre la notion de centralité à sa place — inopérante — pour favoriser la constellation des expressions et des réflexions. Des artistes, curateur·rices, chercheur·ses, étudiant·es en école d’art, ainsi que public, étaient réunis dans un même espace lors de soirées de propositions performatives et de workshops.
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L’un d’entre eux était notamment dirigé par les curateurs et critiques Olivier Marboeuf et Chris Cyrille – Des pratiques activistes à l’art, en relation avec la commémoration de l’abolition de l’esclavage. Une jeune étudiante, présente lors du déboulonnage des statues de Schœlcher, de Joséphine de Beauharnais et de Pierre Belain d’Esnambuc les 26 et 27 juillet 2020, y a fait de son témoignage un acte performatif revendiquant l’éveil des consciences : “La tête de la statue de Joséphine avait déjà été coupée en 1991 par des nationalistes, ce qui peut paraître violent. Mais on ne peut pas oublier que c’est elle qui a demandé à Napoléon de rétablir l’esclavage en Martinique. Le déboulonnage de la statue de d’Esnambuc, un génocidaire, a pris une journée. Sa répercussion a été mondiale et d’autres statues sont tombées au Canada, aux Etats-Unis, au Brésil, en Guadeloupe. Il y a trois semaines, quatre militants ont été arrêtés pour destruction de bien public. Mais cela faisait longtemps qu’on demandait à la mairie de Fort-de-France d’enlever ces statues qui font l’apologie de l’esclavage et sont une démonstration du pouvoir colonial qui perdure. On n’a pas été entendus. S’il devait y avoir une statue en Martinique, ce devrait être celle de Frantz Fanon. L’acte de déboulonnage a éveillé les consciences. Si la valeur artistique de la statue de Joséphine est indéniable, le symbole politique est encore plus fort. Ce n’est pas un combat racial, mais un combat de justice. On est légitime à demander la réparation.“
C’est un fait, on ne saurait maquiller de beauté l’oppression. Si beauté il y eut, ce fut lors de chaque performance, actant de la vivacité, de la puissance et de la force de l’espace culturel caribéen. Toutes singulières, ces représentations mariaient l’humour à la cruauté, la célébration de la vie à la nécessité de la réparation avec Nadia Myre, la dénonciation de la violence et des féminicides avec Helen Ceballos ou Laurent Troudard. Mais aussi l’affirmation d’un genre non binaire avec les formidables étudiants en école d’art de Fort-de-France, Diovany Boulangé et Samuel Jean-Toussaint, ou l’évocation douce-amère d’une ménagère de plus ou moins cinquante ans avec Jean-Hugues Miredin, la bouche barrée d’un scotch noir, un plumeau aux couleurs LGBT+ en main, qui se lance dans une gigue aux pas menus, avant de lâcher la bride à l’élan qui le porte.
Autre grand moment des soirées performance : la mise en pièce hilarante et totalement “pina bauschienne“ du patriarcat, au postulat de départ irrésistible de bêtise et de drôlerie : “Ce que je veux dire c’est ce qu’elles veulent dire parce que je sais le dire mieux “ a par exemple déclaré le quatuor réunissant Javier Contreras Villaseñor, poète, activiste anti-patriarcat et danseur mexicain, Nathalie Hainaut, curatrice et critique, Paola Laura, anthropologue et Alicja Korek, performeuse et co-commissaire du FIAP Martinique. Juché sur une pile de livres, tel Toto dans Uccellacci e Uccellini de Pier Paolo Pasolini, Javier Contreras Villaseñor interrompt le dialogue en polonais et en sarde des deux performeuses qui évoquent leurs combats de femmes. Il saute de son piédestal et se jette dans une gigue portant haut le flambeau du ridicule puis fait entendre son constat d’homme qui aime les femmes pour ce qu’elles sont : “Attraper la parole de l’autre est comme danser ridiculement. Il faut mieux écouter et apprendre.“
La dimension rituelle inscrit aussi l’acte performatif dans un espace spécifique, voire sacré, qui plie le réel dans la courbe d’une intention particulière. Avec Le Bain démarré, Annabel Guérédrat et Anne-Catherine Berry ont mis en place un rituel de protection en invitant le public à entrer dans l’espace de la performance, laissant l’imprévu gagner du terrain. Pur moment de grâce qui actualise l’enjeu du rituel ancestral : “Défaire les noeuds, se sentir neuf·ve à nouveau pour redémarrer.“
Cérémonial aussi pour la Promenade crépusculaire – Blues, Performance Afro caribéenne de René Louise, qui invite le public à un pèlerinage entre forêt et mangrove. Danse, musique, poésie, installation plastique et symbolique, sa performance porte en elle le germe des combats passés, présents et futurs de la Caraïbe : “Je suis né dans une île de lumière plongée dans les ténèbres par les mensonges, les non-dits, les massacres… depuis l’arbre de l’oubli, les rituels de dépersonnalisation et de déshumanisation du voyage crépusculaire.“
C’est un fait : si l’esclavage a été aboli dans les Antilles, cela n’a pas produit plus de justice. Au contraire. Ce sont les esclavagistes qui ont été indemnisés par l’État français pour la perte financière de ces hommes et de ces femmes considérés comme des “biens meubles“. Pour Olivier Marboeuf, “la question de la réparation est là : pourquoi n’a-t-on pas indemnisé des gens qui ont été esclavagisés ? Et pourquoi avoir indemnisé les esclavagistes qui en ont retiré un bénéfice ? On l’oublie, mais le sucre à l’époque, c’est un marché énorme et les Antilles, une des régions les plus riches du monde. Si on croit qu’on ne revient à l’Histoire que pour des raisons émotionnelles et identitaires comme disent les adversaires conservateurs, ce n’est pas vrai. On revient en arrière sur des questions économiques. Parce qu’il faut parler d’exploitation économique. L’élite économique et politique est au service du non-fonctionnement du territoire. Édouard Glissant en a parlé très clairement dans son Discours antillais : ‘L’élite sert à maintenir notre incapacité à produire des choses. On est là pour consommer.’ La Martinique est l’un des départements les plus pauvres de France et les prix sont extrêmement élevés. La vie chère est un motif de révolte régulier aux Antilles. On oublie que les Gilets jaunes commencent ici et que le LKP en Guadeloupe en 2009 déjà rassemble d’énormes manifestations contre la vie chère. Ce sont des territoires coloniaux parce qu’ils ne fonctionnent pas normalement. Un département ou une région française a une marge économique de décision. Ici, on ne décide de rien. C’est donc une colonie.“
La force de frappe du FIAP Martinique réside bel et bien dans cette volonté de faire entendre les invisibilisé·es, les féministes afro-caribéennes auxquelles Elsa Dorlin donne la parole dans Feu ! Abécédaire des féminismes présents, réunissant 68 textes. Invitée lors du festival à présenter son livre, elle enfonce le clou : “Cet abécédaire répond aussi à l’idée de restituer une histoire impériale de l’État français en matière de questions liées au genre, à la couleur ou aux antagonismes de classe pour déplacer complètement l’idée selon laquelle le féminisme noir, afro-descendant, c’est le féminisme afro-américain, et pour réinscrire très profondément un féminisme diasporique dans la généalogie des féminismes noirs avec une perspective écoféministe caribéenne, décoloniale, que porte Annabel Guérédrat. Le mot que je lui ai confié, c’est ‘sorcière’, qui a connu un immense succès avec le livre de Mona Chollet. Mais ce qu’on oublie dans la question de la sorcière comme figure de résistance féminine, c’est sa généalogie plantocratique [liée aux colonies, ndlr] et la puissance des femmes dans le système esclavagiste et colonial. Annabel réinscrit cette idée de la communion, d’une autre cosmogonie révolutionnaire, d’un décentrement par rapport à une rationalité européenne blanche bourgeoise. L’écoféminisme dans son travail sur les sargasses dénonce l’empoisonnement des populations, du corps des femmes par l’État impérial, avec cette articulation entre le capitalisme plantocratique, extractiviste et patriarcal.“
Si la troisième édition du FIAP Martinique s’est terminée dimanche 22 mai au son du Rara haïtien dirigé par le curateur Giscard Bouchotte, son travail de fond continue en novembre prochain avec une exposition immersive, en Martinique et aux États-Unis, des vidéos d’art performance réalisées dans la Savane des Pétrifications et à Fort-de-France. Work in progress est peut-être le terme qui convient le mieux à cet art du geste et de l’adresse, qui invite tout un chacun·e à participer et à donner de soi.
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