Le roman de 1985 de Margaret Atwood, The Handmaid’s tale, passé dans les mains du showrunner Bruce Miller et de la réalisatrice Reed Morano, devient une dystopie résonnant avec le recul des droits des femmes sous la montée des populismes. Une série glaçante et fascinante.
Le pilote de la nouvelle série Hulu – un des plus réussis de ces dernières années – rappelle la phrase de Simone de Beauvoir : « N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. »
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Effectivement, dans le régime totalitaire que montre The Handmaid’s Tale, dans un futur proche aux Etats-Unis, les femmes n’ont plus droit de travailler, d’avoir un compte en banque ou même de lire. Dans un monde où la stérilité s’est abattue, celles qui sont encore fertiles deviennent des servantes pour l’élite, avec pour seule tâche se reproduire. C’est le sort de Offred, interprétée par la géniale Elisabeth Moss (Mad Men, Top of the Lake), qui, après avoir perdu son mari et vu sa fille enlevée sous ses yeux, se retrouve prisonnière dans la maison des Waterford, forcée, avec un nombre d’autres femmes, de revêtir l’uniforme de celles qui peuvent encore donner la vie.
Sous la République de Gilead, la sexualité féminine doit être surveillée. Et même contrôlée. C’est ce que racontent les trois premiers épisodes mis en ligne en même temps – les suivants arriveront au rythme d’un par semaine. Peu après son arrivée, Offred doit coucher avec son « Commander », un homme puissant et riche dont la femme est stérile. Chaque rapport sexuel a lieu en la présence de cette dernière. La mise en scène des viols glace le sang : allongée le lit, son jupon rouge relevé, le visage entre les cuisses de la femme du Commander qui est assise, le dos droit dans sa robe vert sapin, la tête d’Offred bouge doucement sous les va et vient. Elle attend que l’homme qui la pénètre jouisse, tandis que sa femme lui tient fermement ses poignets. La caméra de Reed Morano filme le visage des deux femmes au plus près, celui d’Offred est quasiment paralysé, celui de Serena Waterford (Yvonne Strahovski) au bord des larmes. La scène est aussi insoutenable pour les personnages que dérangeante pour le spectateur.
Trouver une voix pour raconter le viol
Dans l’ouverture du deuxième épisode, la caméra tournoie lentement autour d’un lustre, s’attarde sur plusieurs détails du papier peint. La voix-off d’Offred scande toutes les expressions qui s’emparent de son espace mental, liées à la couleur du plafond : « Blue Moon, Rhapsody in Blue, Tangled up inBlue, Blue Oyster cold, Blue Monday« . Puis la caméra, en plongée totale, retrouve le va et vient de la tête dodelinante d’Offred posée sur la robe verte. Même rituel. Pendant son viol, elle continue son voyage mental dans sa vie passée. La dissociation s’arrête abruptement et nous remet dans le réel avec cette phrase qui claque : « Si seulement il pouvait se grouiller putain. »
Rarement le spectateur a été autant associé à un personnage violé. Dans Mad Men, la caméra adoptait le point de vue de la rousse Joan pendant son viol, au ras de la moquette. Ici le processus d’identification du spectateur avec la victime se tisse grâce à la mise en scène extrêmement précise qui empêche l’érotisation du viol mais surtout grâce à la voix-off. L’effet narratif fonctionne puissamment pour raconter l’indicible. Ce monologue intérieur, collant parfaitement avec le jeu d’Elisabeth Moss, est une des forces indéniables de la série. Cette voix-off revient subrepticement dans chaque épisode, pour nous rappeler qu’il reste une force vitale en l’automate qu’elle est devenue, comme un fil qui la relie encore à son passé, à une vie où elle portait le nom de June. Ce bruissement intérieur est le lien dans sa narration qui mélange passé et présent. Un présent qui se déroule dans un futur proche mais qui donne l’impression d’un retour vers une époque révolue, d’un terne passé où aucun des droits des femmes acquis ces cinquante dernières années n’existent.
Viol partagé, violence collective, conscience individuelle
La violence emmagasinée par les servantes ressurgit dans un rituel collectif, orchestré par leur gardienne sadique Aunt Lydia (Ann Dowd), quand les femmes sont encouragées à lyncher un homme qui aurait violé une des leurs. Alors même que nous venons de voir un viol autorisé par le système – Offred pénétrée par son Commander – le gouvernement a anticipé les répercussions de ce que les servantes subissent et a décidé de gérer ce traumatisme collectif en permettant de purger cette violence dans un environnement cadré. En identifiant un homme comme violeur, le pouvoir crée un bouc émissaire afin que les autres hommes puissants ne soient pas victimes, à leur tour, de la violence des femmes. De même, lorsque l’une d’entre elle accouche, cela se déroule en groupe. Le fascisme contrôle les masses grâce à ces moments de catharsis.
Au-delà de sa description des rouages d’un esclavagisme sexuel, la série devient exaltante lorsqu’elle scrute le rapport entre femmes et les mécanismes de domination qui en découlent. Chaque femme est conditionnée pour se méfier des autres car personne ne sait qui sont « les yeux », les délateurs qui pourraient les faire enfermer, voire assassiner. Le système fait en sorte que la femme soit le pire ennemi de la femme. Ici, toutes ont peur, les servantes et les maîtresses. La sororité n’est jamais un acquis, c’est quelque chose qui s’apprend, et c’est un geste risqué.
Les rouges écarlates
Le costume d’Offred, une longue robe rouge et une coiffe blanche, résume la dualité du rapport de la servante aux autres femmes. La couleur écarlate, qui détonne face au gris de la ville, unit visuellement les femmes dominées, mais leur coiffe, entre le bonnet Amish et la collerette que portent les chiens malades, les empêche de voir ce qui se passe autour et les pousse à se méfier des regards extérieurs. Leur tenue est à la fois un uniforme qui les assemble et qui les isole. La caméra doit adopter un angle tout particulier pour capter le visage d’Offred quand elle se déplace dans la ville, une légère contre plongée qui amplifie le sentiment de claustrophobie. Le rouge de leur robe rappelle aussi le rouge de leurs menstrues, qui est le point d’unisson entre toutes les servantes – elles peuvent enfanter, alors que les autres femmes ne peuvent pas- et la raison de leur séquestration. L’arrivée des règles pour Offred au troisième épisode provoque la cruauté de Serena qui ne supporte pas l’échec de la fertilisation et la frappe.
Pourtant, The Handmaid’s Tale décide de ne presque jamais montrer de sang dans ses moments de grande violence. L’horreur est ailleurs, dans cette « chose » imperceptible qu’est le féminin. Car les femmes ne sont pas monstrueuses en soi, c’est parce qu’elles sont « autres » qu’elles sont dangereuses. Ce que l’homme ne peut pas posséder, le plaisir féminin, l’utérus, une indépendance, doit être muselé. Le régime Gilead réagit face à la peur d’une virilité qui deviendrait obsolète une fois engloutie par le féminin. Logiquement, le système veut éradiquer l’homosexualité féminine. Le troisième épisode se clôt avec une scène où la servante lesbienne Ofglen (Alexis Bledel) se retrouve enfermée dans une chambre d’hôpital immaculée. Pas une trace de rouge, que du blanc. Un pansement cache son sexe. Aunt Lydia lui explique que les fils de suture partiront dans quelques temps et qu’elle pourra, bien sûr, encore enfanter. On comprend alors que son vagin n’a pas été touché, c’est son clitoris qui lui a été retiré. L’ablation du seul organe conçu exclusivement pour le plaisir féminin, trop menaçant pour un monde masculiniste. L’horreur s’infuse en nous. Comme pour ces héroïnes qui ont décidé de survivre, il ne nous reste plus qu’une solution : s’unir pour résister. Ne pas laisser la terreur nous figer, même quand elle se dresse à nos portes.
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