Unique en son genre, le FIAP22 (le Festival international d’art performance en Martinique) performe l’espace culturel de la Caraïbe, entré en résistance à l’heure de la décolonisation des arts, de l’écoféminisme et du recours aux traditions afro-descendantes pour recréer du lien et réinsuffler les pratiques artistiques.
Dans une rue de Fort-de-France, on entend une femme crier et répéter en marchant : “Vous êtes tous des malades. Les policiers sont des fous. Vous ne voyez pas ça ?“ En une fraction de seconde, son intervention interrompt le cours d’une discussion entre des performer·euses, des chercheuses et des critiques lors du premier café philosophique qui se tient au FIAP. On apprend que des policiers lui ont coupé les cheveux et l’ont battue. “Il y a de la violence en Martinique. Elle est là. Voilà ce que dit le corps de cette femme“, constate Annabel Guérédrat, cofondatrice du festival avec Henri Tauliaut.
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Un éclat de réel qui fait brutalement écho aux paroles de l’artiste brésilienne Fabiana Ex-Souza au même moment : “Quand on est un·e artiste afro-descendant·e, l’urgence est partie prenante de notre pratique. En tant que racisé·es, on ne vit pas dans le même temps. On est encore et toujours en train de courir comme le premier esclave qui a fui. Courir est une décision politique.” Choisir de transformer son patronyme, De Souza, en Ex-Souza est une façon de rompre avec sa signification. Au temps de l’esclavage, sa famille appartenait à des Souza, comme un bien meuble : “Nos noms et nos histoires nous ont été arrachés. La réparation doit émaner de nous-mêmes. La blessure coloniale nous oblige à prendre position. Ça passe par la parole. Quand je pense au Brésil noir et amérindien, je sais que la survie a pu avoir lieu grâce aux collaborations et à la solidarité entre ces populations.”
La réparation comme pratique féministe est au cœur de son travail performatif. Elle est aussi l’un des paradigmes qui réunit les pratiques performatives de tous·tes les artistes performer·euses venu·es de toute la Caraïbe et d’Amérique pour cette troisième édition du FIAP, descendant·es des peuples amérindiens et d’esclaves noir·es. La performance comme outil de résilience et comme espace de lutte.
Découverte de la Savane des Pétrifications
Cette rencontre est la première ouverte au public après trois jours de laboratoire performatif qui se sont déroulés à une heure de route de Fort-de-France, à la Savane des Pétrifications, entre mer et mangrove. Là encore, ce festival se distingue par la méthode mise en place : organiser la rencontre dans une durée et un espace protégé entre étudiant·es en école d’art, artistes et chercheur·ses, anthropologues et critiques, curateur·rices. Laisser infuser la rencontre pour élaborer ensemble des performances qui seront présentées au public en fin de festival. Comme un phalanstère utopique qui prend racine, germe et se développe, à l’image du thème retenu cette année : la Martinique, un écosystème en équilibre précaire.
L’occasion de rencontrer, lors du cercle de parole inaugural où chacun·e se présente, deux figures historiques de la performance martiniquaise, René Louise, artiste peintre, poète, performer et auteur du Manifeste du marronisme moderne et Habdaphaï, d’abord danseur avant de devenir peintre et performer, aux côtés de jeunes artistes. Du danseur Jean-Hugues Miredin, interprète auprès de Pina Bausch ou Lloyd Newson, entre autres, avant de revenir en Martinique, à Nadia Myre, performeuse autochtone du Canada ou Helen Cebalos de Porto Rico, on est subjugué par l’approche bienveillante qui caractérise leur démarche et se pose en arme de résistance contre la “violence de cet habitat colonial martiniquais”, comme le caractérisent Annabel Guérédrat et Henri Tauliaut.
“Vous emmener à la Savane des Pétrifications les trois premiers jours, c’est d’abord faire lien ensemble, protéger le groupe de l’extérieur. C’est créer des bulles de protection amniotique, comme dans la pratique du body-mind centering. Ensuite, cette communauté se déplace comme une cellule et arrive à Fort-de-France pour une connexion avec le public. Cette cellule déjà plus ou moins en mode ramifications, à l’image de la mangrove, vient intégrer le paysage urbain où tout se passe. La violence a lieu ici, alors que dans la savane, on est protégés parce qu’on est dans les premières strates géologiques de la Martinique et on peut se connecter entre nous tels des sentiments paysagers, comme dit Rachid Ouramdane.”
Quand la beauté sublime la douleur
Des sentiments paysagers qui se donnent à voir lors des soirées vidéo où l’on découvre les performances des artistes invité·es, qu’iels soient présent·es ou pas, à l’instar de Schneiderson René qui n’a pu obtenir son visa pour venir d’Haïti et dont la vidéo Renaître fut l’un des moments forts de ces soirées. Le corps entièrement recouvert d’une gangue de tissu élastique, sa déambulation dans les paysages naturels et urbains d’Haïti d’une inouïe fluidité répond, dans l’effacement de ses traits occultés par le tissu jusqu’à l’image finale, à la vidéo de la première performance de Nadia Myre réalisée il y a vingt ans. Voguant sur un canoë qu’elle a construit elle-même et saisie dans une image aux contours flous qui masque et efface toute trace reconnaissable pour laisser advenir une pure présence spectrale, elle est porteuse de la disparition de ses ancêtres indiens comme de son désir de renouer avec ses origines. La beauté prend ici en charge le poids de la douleur, la sublime pour mieux la transmettre et la donner en partage.
“La thématique de cette année, “la Martinique, un écosystème à équilibre précaire”, répond à plusieurs problématiques : l’écoféminisme, la guérison face à la toxicité, le déboulonnement des statues, toutes les grèves qui ont eu lieu ici en novembre dernier, la résistance d’une grande partie de la population à l’obligation de la vaccination (60 %) et le pourcentage de votes pour Marine Le Pen au deuxième tour de l’élection présidentielle”, énumère Annabel Guérédrat. “On vit dans un espace où les communautés ne se rencontrent pas et s’affrontent économiquement, enchaîne Henri Tauliaut. Le moindre événement crée une explosion, une insurrection. Nous attendons toujours d’une manière générale que la solution vienne d’ailleurs, de l’État, des politiques. Or, on a compris une chose : personne d’autre que nous ne nous aidera. Il faut initier et faire se rencontrer les communautés, que la parole circule.”
Le FIAP se termine dimanche 22 mai, jour de la fête de l’abolition de l’esclavage en Martinique. D’ici là, un programme dense de performances et de workshops ouverts au public va se dérouler, jusqu’au Rara final (forme musicale jouée lors de défilés de rue) dirigé par le curateur haïtien Giscard Bouchotte dans les rues de Fort-de-France. À suivre…
Fabienne Arvers
FIAP #22, Fort de France, Martinique, jusqu’au 22 mai.
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