Son dernier roman, “Chavirer”, autour d’une ado agressée sexuellement par des adultes, sort en mai en poche. L’occasion de revenir avec l’écrivaine sur les mécanismes insidieux de l’emprise.
Livre important de la rentrée littéraire 2020, Chavirer aborde de façon frontale la question du consentement. Cléo a 13 ans au milieu des années 1980 quand elle est abordée à la sortie de son cours de modern jazz. Une dame très chic dit organiser un concours permettant d’intégrer une école de danse à New York. Un avenir inespéré pour l’ado, livrée dès lors à un groupe d’hommes qui l’incitent en outre à recruter d’autres gamines. Une manipulation destructrice qui, trente ans plus tard, hante toujours Cléo.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop","device":"desktop"}
La violence subie par les femmes est un sujet central du travail de Lola Lafon. Depuis Une fièvre impossible à négocier (2003), ses héroïnes doivent se construire dans un univers semé d’obstacles, comme dans les récents La Petite Communiste qui ne souriait jamais (2014) ou Mercy, Mary, Patty (2017). Ici, la romancière met au jour la perversité des mécanismes d’emprise, et le réseau de culpabilités qui se referme sur celle qui a consenti. Surtout, Lafon ne traite pas son sujet comme un événement isolé, œuvre d’une poignée d’individus, elle en fait une question politique : sa réflexion sur l’utilisation du corps des femmes dénonce la logique marchande de notre société libérale, et croise des problématiques de genre et de déterminisme social. Lafon montre l’injustice, le mépris de classe, les clichés associés aux filles des milieux populaires, et s’interroge sur l’avenir qui leur est offert.
Le corps des femmes est un thème récurrent chez vous. Qu’est-ce qui a changé depuis votre premier livre ?
Lola Lafon – En 2003, mon premier roman abordait le sujet du viol, mais comme il se passait dans un squat la critique parlait surtout de violence politique. Je constatais un divorce entre les questions des journalistes et celles du public. Les lectrices, elles, me parlaient de viols. Le décor du squat ne les préoccupait pas.
Chavirer a été reçu différemment ?
Oui. Il a était en lice pour le Goncourt des lycéens et le prix roman des étudiants France Culture-Télérama 2022, aussi j’ai discuté avec beaucoup de jeunes et j’ai vu l’évolution des mentalités. Ils s’emparaient du sujet d’une manière naturelle, pouvaient mettre des mots sur tout cela, le viol, la pédocriminalité, le consentement. Ce livre est inspiré de mon histoire, et en rencontrant ces jeunes j’ai eu l’impression qu’il n’y avait pas la même solitude aujourd’hui que celle dans laquelle j’avais vécu. Aujourd’hui les filles partagent, chacune peut se rendre compte que le viol ne concerne pas seulement elle-même. Mais si la justice ne suit pas, alors ça n’avancera pas. Que ce soit devenu un sujet est énorme, mais je ne sais pas si ça a modifié notre société.
Vous dénoncez dans le livre la logique libérale de consommation des corps féminins…
La consommation de la figure féminine n’a pas changé et se décline de différentes manières. Ce livre aborde toutes sortes de dominations, dont le mépris de classe, montrant que le plus douloureux est de participer à ce qui vous détruit. Il parle du sort des filles de la classe moyenne, qui ont la sensation d’avoir accès à tout alors que tout est ultra cloisonné dans notre pays. Les jeunes d’aujourd’hui me semblent plus lucides que dans les années 1980, époque où Cléo est ado. Quand le livre est paru, un passage a été immédiatement et énormément partagé sur les réseaux sociaux. Une femme s’interrogeait sur la notion de femme puissante, disait que l’être c’est reproduire quelque chose de l’ennemi, elle s’interrogeait sur la haine de la fragilité*. Je crois que le cœur du livre est là.
Chavirer de Lola Lafon (Actes sud/Babel). 352 pages. 8,70 €
* “La célébration actuelle du courage, de la force, met mal à l’aise. Ce ne sont que « femmes puissantes » qui se sont « débrouillées seules » pour « s’en sortir ». On les érige en icônes, ces femmes qui « ne se laissent pas faire », notre boulimie d’héroïsme est le propre d’une société de spectateurs rivés à leurs sièges, écrasés d’impuissance. Être fragile est devenu une insulte. Qu’adviendra-t-il des incertaines ? De celles et ceux qui ne s’en sortent pas, ou laborieusement, sans gloire ? On finit par célébrer les mêmes valeurs que ce gouvernement qu’on conspue : la force, le pouvoir, vaincre, gagner.”
{"type":"Banniere-Basse","device":"desktop"}