Ces deux-là se haïssent plus que tout. Le mystère et les paradoxes de ce sentiment corrosif sont ici incarnés par deux interprètes au sommet.
Les premières minutes de Frère et Sœur nous rouent de coups. Les coups du malheur : le décès d’un jeune garçon. Les coups de la colère : une assemblée funéraire dans un appartement où Louis, le père de l’enfant, fracasse les dignités de circonstance pour virer sa sœur Alice d’une cérémonie où elle n’a pas été invitée. Les coups du destin : sur une route secondaire où, voulant porter secours à une jeune accidentée, un couple de personnes âgées est fauché par un poids lourd. Ce sont Marie-Louise et Abel, les parents d’Alice et Louis.
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Trop, c’est trop ? Non, trop n’est jamais assez quand les coups sont des caresses détournées, et les caresses, des griffures contrariées. Alice est une grande sœur à la quarantaine finissante. Louis est son cadet de quelques années. Elle est une actrice de théâtre fameuse et lui, un enseignant et poète peu connu. Louis et Alice se haïssent depuis des années. Pourquoi ? Des indices de réponse sont répandus sur le chemin du film comme sur la route de deux Petits Poucets qui, chacun à leur façon, s’approchent d’un danger pire qu’un ogre au fond de la jungle de leurs ressentiments : le danger dévorant de s’aimer par-dessus tout, à l’horizon d’une possible reconquête.
Fausses improvisations et vraies maîtrises
Le film dévale au fil de ce suspense torrentueux. Tanguant, menaçant de tomber à l’eau, de disparaître dans un tourbillon, jamais sûr de ce qu’il ose raconter ni certain des moyens romanesques qu’il s’autorise. Une zone d’incertitudes permanentes, riche en fictions. Pour preuve majeure, les deux têtes d’affiche : Marion Cotillard, résolument sensationnelle dans le rôle d’Alice, exsudant un quant-à-soi cruel et drôle qui la détrône de sa posture de gentille officielle.
Ainsi quand son frère, un brin hâbleur, menace de se jeter du toit d’un immeuble, elle lui dit en gros, et on la comprend, “dépêche-toi de sauter parce que j’ai très froid”. De même Melvil Poupaud, foisonnant de mille subtilités matures pour arracher ses médailles de Louis-le-méchant et dévoiler un cœur tendre. Scène littéralement planante où il rêve qu’il vole au-dessus de la ville pour finir lové sur le lit d’hôpital de sa mère mourante.
Il n’y a rien de plus sidérant, entre pluie et neige, que l’impureté de la grêle
Il y a dans Frère et Sœur beaucoup d’impromptus, au sens Chopin du terme : fausses improvisations, vraies maîtrises. Ça randonne, ça s’enfuit et se perd avec délice dans les brouillards de l’échappée belle. Comme il y a des crimes sans raison, il y a des scènes sans raison, subreptices, hors-la-loi du récit mais pas marginales pour autant. Soudain, dans une rue, il grêle. Alice se prend l’averse.
Une ondée explicitement factice (beau travail de la directrice de la photo Irina Lubtchansky), comme est volontairement irréelle la lueur qui éblouit Alice et dont, geste d’une grâce folle, elle se protège de sa main en visière. Se protéger parce que les grêlons peuvent blesser, et regarder coûte que coûte car il n’y a rien de plus sidérant, entre pluie et neige, que l’impureté de la grêle.
Des personnages volatils mais incarnés
Arnaud Desplechin nous invite à jouir de son film tout on nous incitant à anticiper sa jouissance pour s’en méfier. Ainsi de la scène a priori cruciale des retrouvailles entre Louis et Alice. D’abord différée puisque Alice, bien que comédienne de profession, ne peut pas jouer le jeu et s’évanouit dans un couloir d’hôpital à la vue de son frère. Ensuite rencontre réussie car encore plus ratée, la nuit, dans les rayons d’une supérette. Louis meets Alice, façon boum ! dans les têtes. The Shop around the Corner, c’est Lubitsch qui bondit. Frère et Sœur est aussi une comédie, tel ce fou rire libérateur lors d’un enterrement dans une synagogue, porté par un Patrick Timsit pas du tout accessoire dans le rôle de Zwy, un ami psy de Louis.
Film d’intimités, Frère et Sœur ouvre sans cesse ses volets sur des extériorités agissant comme des pas de côté qui sont sa façon de marcher. Des personnages volatils mais incarnés : Faunia, la fiancée terre à terre de Louis (Golshifteh Farahani), un pharmacien intransigeant (Salif Cissé), une fan insistante d’Alice (Cosmina Stratan). Des paysages proches et lointains (Pyrénées hautaines ou ocres du Benin).
Une chronologie controversée par un montage nerveux de Laurence Briaud, où les retours en arrière sont des bonds en avant. Au final, Alice va murmurer, exilée : “Je suis en vie.” Louis, descendu de son Olympe colérique et redevenu professeur, lit à ses élèves des vers apaisants de Peter Gizzi. Comme à la fin des Gens de Dublin de Joyce, dont Alice joue une adaptation au théâtre, c’est à la fois une aurore (enfin la quiétude) et un crépuscule (déjà la mélancolie).
Frère et Sœur d’Arnaud Desplechin, avec Marion Cotillard, Melvil Poupaud, Patrick Timsit (Fr., 2022, 1 h 48). En salle le 20 mai.
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