En allant puiser aux films de monstres des années 1980, la série doudou de Ross et Matt Duffer cherche un nouveau souffle et voit ses personnages quitter l’adolescence pour un monde adulte sombre et angoissant.
“J’ai cru qu’on t’avait perdue.”
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– “Je suis toujours là.”
À qui s’adresse vraiment ce dialogue rassurant du troisième épisode, entre une fille en danger et un garçon transi ? Sans doute à la masse de fans impatient·es qui pensaient avoir égaré leur doudou. La dernière fois que Stranger Things a occupé nos écrans domestiques avec de nouvelles images, c’était avant la pandémie, à l’été 2019. Autant dire dans un autre monde.
La série, elle, avait déjà anticipé l’existence d’une réalité parallèle saturée d’angoisse et de mort, le fameux “monde à l’envers” empaqueté dans une approche fun et sautillante, héritée de l’entertainment des années 1980. Un mélange entre le feel good post-Spielberg et l’horrifique que les créateurs, Ross et Matt Duffer, ont travaillé comme un éternel remix. Leur série ne peut vivre qu’en pompant le sang d’aventures qui l’ont précédée, en espérant qu’une forme inédite émerge.
Leur tour de force est de n’avoir jamais laissé la fibre nostalgique tout dominer – Stranger Things s’adresse tout autant à celles et ceux qui ont traversé les eighties qu’aux générations suivantes –, mais de créer une matière visuelle et narrative à la fois familière et inquiétante. Ce printemps marque le retour de la série et cette fois, la nostalgie s’immisce. Elle surgit même avec force, mais depuis l’intérieur de la fiction.
L’ombre de John Hughes
Mike, Eleven, Dustin, Max et les autres n’ont plus rien des gamin·es ébahi·es que nous avions aperçu·es pour la première fois en 2016. Ils et elles sont devenu·es des ados occupé·es par les souvenirs et les échecs. Et même si cette quatrième saison a été tournée majoritairement en 2020, nous voilà devant des jeunes femmes et hommes passé·es de l’autre côté, à l’entrée de leur vie adulte. C’est la force des séries, même quand elles n’ont pas grand-chose de nouveau à raconter : leur persistance dans nos rétines crée un effet romanesque hors du commun. Ici, le montage dans nos cerveaux produit son effet, les visages ont subi une mutation, l’effet spécial du temps.
Quand l’intrigue débute, la petite bande est éparpillée suite aux événements tragiques qui ont eu lieu à Hawkins. La “bataille de Starcourt” a laissé des morts derrière elle, Eleven y a perdu ses pouvoirs. Elle a déménagé en Californie, où elle mène une existence de lycéenne un peu décalée, harcelée pour sa différence. À travers elle, Stranger Things harponne le genre adolescent avec un certain plaisir. Il est question d’une cheffe de bande cruelle, d’une piste de roller et de grandes colères.
L’ombre de John Hughes plane. Pour un peu, on se croirait aussi dans un remake un peu prude de Sex Education, sans parler d’Euphoria, à des années-lumière. C’est plutôt de façon métaphorique que la série a joué avec les peurs sexuelles depuis ses débuts. Le “monde à l’envers” se pose là, cavité dévorante et mortelle, trou noir aux recoins inconnus que les personnages de Stranger Things ne se lassent pas de craindre.
Une montée de sève noire
Cette année marque d’ailleurs le grand retour de cette entité largement délaissée depuis une saison. De nombreuses scènes s’y déroulent, qui relèvent le niveau d’intensité de la série et lui donnent une texture cauchemardesque encore plus rêche qu’auparavant. Les ex-préados de Hawkins ont maintenant des rêves de pers
Cette montée de sève noire se produit simultanément avec l’apparition d’un nouveau méchant, une créature nommée Vecna inspirée de monstres cinématographiques des années 1980, de Hellraiser à Freddy, les griffes de la nuit en passant par le clown Pennywise inventé par Stephen King pour son roman Ça (1986).
“Nous avions envie de revenir à des figures de méchants qu’il est possible de faire vivre avec des effets spéciaux non numériques”
Dans un entretien au site IGN, les frères Duffer ont levé le voile sur leur désir de revenir aux sources de ce qui les avait effrayés il y a un quart de siècle, avec une méthode à l’ancienne. “Pour cette quatrième saison, les monstres des années 1980 nous ont vraiment influencés. Depuis la saison 1, nous avions envie de revenir à des figures de méchants qu’il est possible de faire vivre avec des effets spéciaux non numériques.
À 90 %, ce que vous voyez cette année relève d’effets ‘pratiques’ou prosthétiques. Vecna a apporté une présence sur le plateau que nous avions perdue. Nos acteurs et actrices ont pu réagir devant lui, alors qu’en saison 3, ils jouaient face à une sorte de ballon de plage. Nous voulions filmer une créature réelle. Cela rend le méchant plus effrayant, réel et tangible.”
Dans les griffes de Freddy
Dans le casting des adultes, on retrouve Robert Englund, qui a joué Freddy pour la première fois en 1984, sous l’œil de Wes Craven. Il n’interprète pas Vecna mais un prisonnier tiraillé par son passé qui raconte à l’une des héroïnes la source de sa violence, la perte de sa famille qui l’a littéralement transfiguré. À travers lui, c’est un peu comme si Stranger Things remettait les pendules à l’heure de son propre rapport au passé.
Il ne s’agit pas pour les frères Duffer d’imiter coûte que coûte les créations qui les inspirent, mais de faire glisser les sensations d’angoisse qu’elles ont pu provoquer jusqu’à notre époque. Ce qui se transmet ici, c’est davantage un rapport spécifique aux histoires et à la fiction qu’un lookbook branché sur les années 1980. Un rapport parfois traumatique que la série ne parvient pas toujours à maintenir aussi puissant, mais qu’elle s’acharne à ressusciter.
Cela donne une saison plutôt noire, faite de contrastes saisissants et amers, comme l’a expliqué de façon assez fine l’acteur qui joue Mike, le Canadien Finn Wolfhard. “Je pense que de manière inhérente, Stranger Things devient plus sombre chaque saison. La série se transforme et change de genre. Je veux dire par là qu’elle les traverse tous. Les épisodes deviennent plus drôles, mais aussi plus effrayants et dramatiques. Je pense que tout cela va de pair avec le fait que nous grandissons et vieillissons.
On ne va pas finir quadragénaires en postiche à hurler à propos du Démogorgon et ce genre de trucs. Cela reflète l’envie qu’ont les frères Duffer de traiter nos personnages selon l’âge qu’ils et elles ont. J’aime comparer cela à Harry Potter. Plus les films se succédaient, plus ils devenaient sombres, et je pense que nous en sommes là. C’est une progression parfaite à mon sens.” Parfaite, vraiment ? Dans l’idée, certainement. Dans la pratique, il faut bien le dire, Stranger Things n’a pas la même aura qu’au moment où elle est apparue il y a six ans.
“Et si j’étais un monstre ?”
C’est le lot de beaucoup de séries qui vieillissent : elles n’ont pas toujours en elles la capacité de se renouveler. Il leur reste la possibilité d’opérer une introspection sans bouger d’un pouce. Dans Notes sur le cinématographe (1975), Robert Bresson avait eu cette phrase : “Creuse sur place. Ne glisse pas ailleurs. Double, triple fond des choses.” Pour une série qui fonde son mystère narratif sur l’existence d’un monde inversé sous le sol, l’injonction paraît appropriée.
Mais c’est un autre choix qu’ont opéré les frères Duffer : étendre de manière un peu artificielle le champ de leur imaginaire. Stranger Things opte cette saison pour une stratégie de dissémination, créant comme jamais de l’espace entre les personnages (entre Russie, Californie et Indiana) pour nous donner davantage l’envie qu’ils et elles se retrouvent.
Donner au même moment l’illusion du changement et l’illusion de la continuité
C’est assez fréquent dans les séries qui commencent à prendre de l’âge, quand le fait de réunir les comédien·nes starifié·es devient un souci et quand l’inspiration vient à manquer : on raconte la même chose, mais avec un trajet toujours plus tortueux.
Les premiers épisodes de cette quatrième saison donnent l’impression, par endroits, de délayer les intrigues, de rejouer avec moins d’innocence ce qui a déjà été joué. Donner au même moment l’illusion du changement et l’illusion de la continuité semble difficile.
Ce qui était déjà notable dans la troisième saison devient ici prégnant. Ce n’est qu’à partir des épisodes 3 et 4 que quelque chose semble se libérer et que l’intérêt pour les un·es et les autres renaît. Stranger Things est devenue un diesel. C’est d’autant plus flagrant que cela repose sur un paradoxe : si la série a moins de choses à raconter – mis à part le temps qui passe pour ses jeunes personnages, c’est déjà beaucoup –, elle le fait avec plus de moyens que jamais.
Une trentaine de millions de dollars par épisode
Un chiffre officieux circule, non confirmé par Netflix, selon lequel chaque épisode coûterait une trentaine de millions de dollars, presque le double de Game of Thrones dans ses saisons finales. Une somme faramineuse qui fait de Stranger Things l’emblème des séries blockbusters, riche parmi les riches. “Et si je n’étais pas une bonne personne, s’interroge Eleven dans l’épisode 2 de cette nouvelle saison. Et si j’étais un monstre ?”
En parlant d’elle, l’ado tourmentée parle aussi de la série, perpétuellement balancée entre sa volonté de puissance démonstrative, ses ambitions pop et son désir de raconter des histoires toutes simples de peur et de joie. L’hybride narratif nommé Stranger Things s’essouffle peut-être mais n’en a pas fini de respirer : après cette quatrième saison diffusée en deux parties jusqu’au mois de juillet, une cinquième, cette fois la dernière, verra le jour l’an prochain.
Stranger Things saison 4, première partie. Sur Netflix le 27 mai.
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