Stigmatiser les élèves, c’est le moyen radical qu’ont trouvé certaines écoles américaines pour inciter les parents à rembourser les impayés de cantine. Passer la serpillière contre un repas, porter un bracelet discriminatoire… C’est ce qu’on appelle le « lunch shaming ». Si le Nouveau-Mexique vient d’être le premier État à l’interdire, le phénomène continue de se repandre jusque dans les cantines Françaises.
Un élève de 11 ans balaie le sol de sa cantine, sous les yeux de tous ses copains. Un autre récupère son plateau-repas, qu’une dame de cantine lui arrache des mains et le jette à la poubelle. Une autre gamine, repérée par le staff, se fait marquer le bras par leur tampon à grosses lettres : « LUNCH MONEY ». Encore devant tout le monde.Tout ça, parce que leurs parents n’ont pas payé les derniers frais de cantine.
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Ce scènes humiliantes sont le quotidiens de nombreux élèves d’établissements américains. Le phénomène s’appelle « lunch shaming » (« déjeuner dégradant »), une technique qui consiste à dégrader les élèves, pour pousser leurs parents à rembourser les impayés de cantine. Si la technique n’est pas nouvelle, le Nouveau-Mexique vient d’être le premier État à l’interdire, début avril. Depuis la promulgation de la loi, une vague de témoignages semblables se multiplient sur les réseaux sociaux et dans les journaux, montrant l’étendue de cette technique dans la plupart des États.
This is the stamp. On his wrist. pic.twitter.com/I0OCK8VeBa
— TECHNOprah (@juanyfbaby) 1 avril 2017
(« Voici la marque. Sur son poignet »)
#lunchshaming has to stop. Kids have it hard enough. My daughter was told she wouldn't get lunch the next day bcause her account was -$3.80
— Amy Finnell (@amy_finnell) April 10, 2017
(« On a dit à ma fille qu’on ne le suit servirait pas de repas le lendemain car son compte était -3,80$ »)
La politique du « sandwich au fromage »
Les stigmatisations ne sont pas toutes les mêmes dans les écoles, puisqu’elles sont soumises aux lois dictées par leur district. Ainsi, si certaines continuent de donner des repas normaux, d’autres ne donnent qu’un « sandwich au fromage froid ». D’autres, rien du tout. « Nous n’autorisons pas les étudiants à contracter une dette au-delà du coût de deux déjeuners », a déclaré Pauline Silva, directrice de l’administration et de la finance de l’école Bristol Warren. Ici, à la place d’un repas, ils ont un simple sandwich au fromage, froid et sec. Le maigre repas de substitution est donc censé attirer « l’attention des parents pour mettre leur compte à jour. On ne refuse un déjeuner à aucun enfant. Cela fonctionne bien ici », a-t-elle justifié dans plusieurs médias.
Les punitions sont encore plus rudes dans certains États, où on demande à l’enfant de faire des tâches ménagères, ou on leur reprend le repas pour le jeter à la poubelle. C’est arrivé deux fois à la fille de 11 ans d’Erika Lukes. « C’était assez traumatisant et humiliant pour elle », s’est-elle offusquée dans le New York Times. Sa fille n’était pas la seule de cette école primaire du Salt Lake City : 40 élèves ont été servis, puis on leur a retiré leur repas des mains pour les mettre à la poubelle, devant tout le monde.
Si de nombreuses écoles mettent en place la politique du « sandwich au fromage », ou plus généralement pratiquent le lunch shaming, c’est que les familles américaines contractes de plus en plus de dettes. Aux États-Unis, les cantines fonctionnent avec un système de crédit : en mettant de l’argent sur un compte, l’enfant peut manger au réfectoire. Les jeunes peuvent vite se retrouver à sec, si leurs parents n’ont pas rempli le compte ou s’ils n’ont pas de quoi payer en liquide. Les familles les plus pauvres peuvent bénéficier de programmes d’aides, financés par le gouvernement, comme le National Free Lunch Program, qui offre des déjeuners gratuits ou à prix réduit. Si des millions d’étudiants américains en bénéficient chaque année, beaucoup de familles défavorisées ne y souscrivent pas pour ne pas être victimes de stigmatisations. Pas de surprise : ce sont eux qui subissent le plus le lunch shaming.
En banlieue comme dans les écoles privées
Dans les banlieues très défavorisées du Rhode Island, par exemple, la technique est utilisée dans beaucoup d’écoles primaires, voire dans les lycées. Rien qu’à Providence, la capitale de cet État, 30% des habitants vivent sous le seuil de pauvreté. La majorité des écoles de Bristol Warren, du sud de Kingston ou de l’est de Greenwich ont donc toutes mis en place la police du « sandwich au fromage ». La fille de Gina Catalano l’a subi deux fois. Cette mère célibataire, avec deux enfants à charge, avait oublié de payer la facture de 5$.
Mais le phénomène s’étale même dans les centres des grandes villes. Dans les écoles de Pawtucket, qui borde la capitale, 50 sandwichs au fromage (et même avec du faux beurre de cacahuète…) sont servis par jour à la place d’un repas normal. Selon les fonctionnaires de ces écoles, la majorité des familles qui sont endettées sont celles qui ne sont pas défavorisées, rapporte l’organisation Ri Future.
Des dettes dans 75% des districts
Si le phénomène est croissant, c’est que les dettes deviennent un vrai gouffre financier pour les établissements. Elles sont de plus en plus accumulées par les Américains : 75% des districts avaient des dettes non payées à la fin de l’année 2016, selon le dernier rapport de l’Association School Nutrition (SNA), centré sur les opérations de nutrition scolaire. Ils étaient 70,8%, en 2014. Dans 37,7% des districts, le nombre d’enfants qui ont souscrit à un programme d’aide a augmenté, par rapport à l’année scolaire 2014-2015.
« Les parents et les responsables des écoles doivent travailler ensemble pour trouver un équilibre et élaborer des politiques de repas qui respectent les élèves, tout en empêchant l’augmentation des dettes » a déclaré le président de l’association, Becky Domokos-Bays, dans un article du 11 avril.
Le Service Food and Nutrition (FNS), qui dépend du Département de l’Agriculture des États-Unis (USDA), a reconnu récemment que « les frais de repas non payés représentent une question difficile et complexe qui affecte directement les écoles participant à nos programmes d’aides scolaires, ainsi que les enfants qu’ils servent. »
Le Nouveau-Mexique l’interdit…mais n’enraye pas le problème
Début avril, le Nouveau-Mexique devenait le premier État à interdire le lunch shaming, avec la loi « Hunger-Free Students’ Bill of Rights » (« loi contre la faim des élèves »). Toutes les corvées sont désormais interdites, tous les établissements (publics et privés) doivent donner des repas sains aux élèves même endettés et ils doivent prévenir directement les familles, au lieu d’utiliser un tampon « Lunch Money ». Michael Padilla, le sénateur démocrate à l’origine de cette loi, a indiqué avoir subi les mêmes pratiques en étant plus jeune. Aux yeux des autres enfants, « c’était très visible » qu’il venait d’une famille pauvre, a-t-il indiqué en modifiant la législation.
L’USDA, qui gère le programme des repas scolaires, exigera qu’au 1er juillet « tous les districts aient une politique sur ce qu’il faut faire lorsque les enfants ne peuvent pas payer ». Une politique, mais pas forcément en faveur de l’enfant. Le problème semble donc loin d’être réglé : Mick Mulvaney, directeur du Bureau de la gestion et du budget de Donald Trump, a déclaré que même les étudiants à faibles revenus, qui bénéficient des repas gratuits, « ne font pas forcément mieux à l’école que ceux qui ont faim ». Pour lui, les programmes des repas gratuits « ne sont pas des dépenses éducatives valables ».
Dans ce contexte, de nombreuses personnalités ont lancé des appels sur les réseaux sociaux, pour demander aux internautes de payer les dettes des écoles. Après le tweet de la journaliste Ashley C. Ford, devenu viral, un propriétaire de motel a ainsi payé la dette de 89 écoliers.
https://twitter.com/iSmashFizzle/status/806174214747291649
Un lunch shaming à la française ?
En France, si le lunch shaming a toujours été interdit grâce à différentes lois (dont la loi Ferry du 16 juin 1881 qui garantit l’enseignement gratuit en primaire), plusieurs établissements les contournent pour faire un « lunch shaming à la française » : beaucoup moins violent, mais probablement tout aussi efficace. Plusieurs cas ont été signalés : dans le Bassin d’Arcachon, une école de La Teste-de-Buch servait des raviolis pour des impayés. A Ustaritz, dans les Pyrénées-Atlantiques, une fillette de cinq ans a été évincée de la cantine par la police, puis placée au commissariat, pour un impayé de 170€. Face à ces constats et à la rébellion des parents d’élèves, le gouvernement Hollande a mis en place la loi Égalité et Citoyenneté, votée en décembre 2016. Toutes les familles peuvent désormais inscrire leurs enfants à la cantine scolaire, sans qu’aucune « discrimination » ne soit appliquée.
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