Dix ans après avoir l’avoir créée, le Gantois remonte une de ses plus belles chorégraphies pour les Flamand·es de l’Opera Ballet Vlaanderen.
Cette image est déjà gravée dans notre mémoire. Un homme de dos, tête baissée, les mains comme accrochées à la ligne des épaules, tandis que monte au ciel le Dies irae de la Messa da Requiem de Verdi. C(h)œurs commence en vous emportant très loin. Dix ans après la production du Teatro Real de Madrid, Alain Platel remonte cette œuvre majeure avec l’Opera Ballet Vlaanderen.
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Ce premier lundi d’avril, Platel face à nous se souvient, son chien à ses pieds : “Gérard Mortier, alors directeur dans la capitale espagnole, m’avait parlé d’un opéra de Verdi. Mais l’opéra, ce n’est pas moi. Je crois que d’autres font cela très bien. Personnellement, je m’y perds. Alors je suis allé voir du côté des chœurs : on y trouve souvent le peuple en rage, expulsé. Je me suis rendu compte qu’il y avait un lien avec ce qui se passait dans la rue à l’époque, en 2011, les ‘printemps arabes’ ou les ‘indignés’ en Espagne.”
“Une certaine démocratie”
Mortier lui dira de regarder du côté de Wagner également. Il y a chez l’un comme chez l’autre “une veine nationaliste dans le sens positif du terme, en soutien à une certaine démocratie”. Le chorégraphe va mettre en mouvement dans un même élan les chanteur·euses et les danseur·euses.
Le résultat aura bouleversé à l’époque une partie du public au point de passablement irriter les abonné·es de l’Opéra madrilène, qui s’étranglent en voyant lancers de chaussures, pancartes et slogans. Une décennie plus tard, C(h)œurs est acclamé, comme ce jour-là à Gand.
Jan Vandenhouwe, le directeur de la troupe flamande, a réussi à convaincre Platel. “Refaire ce que j’ai déjà fait, je me le suis souvent interdit. Mais j’ai dit oui à Jan, le ‘fils’ adorable de Gérard Mortier.” Le faire dans le contexte de l’Opéra de Flandres avec des danseurs et danseuses de formation classique n’avait pourtant rien d’une mince affaire. “Ils étaient tous très bien à mes yeux. Je n’avais qu’à choisir. Alors j’ai retourné la question en leur demandant qui voulait être du projet.”
Dans un spectacle où les membres du chœur prennent à partie la salle, les musicien·nes viennent jouer dans les rangs
Dès la première répétition, les danseur·euses au fond de la salle et Alain à une table, les rôles s’inversent. Il leur demande de s’approcher. “Nous avons parlé. Ils ont peu de temps pour communiquer, échanger sur ce qu’ils font.” Peu à peu, un autre dialogue s’instaure. “Ils veulent être respectés pour ce qu’ils sont, pas simplement pour leur technique, leurs qualités.” Même si, pour le chorégraphe, on ne peut pas expliquer une attitude : “Il faut se sentir impliqué.”
Des textes de Marguerite Duras
Dans un spectacle où les membres du chœur prennent à partie la salle, les musicien·nes viennent jouer dans les rangs, et les interprètes se mettent à nu, Alain Platel n’aura cessé de veiller à l’entente. Ainsi, au cours d’une répétition, les danseur·euses ont voulu discuter avec les chanteur·euses. “Nous aussi, on souffre du body shaming, nous sommes vulnérables parfois.”
Platel se rappelle la scène d’une incroyable force. Une manière de faire œuvre ensemble, une union des corps. La pièce montre une humanité chantante, dansante, au diapason des grands mouvements de foule. Allongé au sol, traversant le plateau, ce chœur ne fait plus qu’un.
Toute la grammaire de Platel y passe : tremblements, halètements, figures étirées
Aux extraits de Lohengrin, de Macbeth ou de Nabucco, dirigés par le chef Alejo Pérez, ont été ajoutés des textes signés Marguerite Duras. Elle y parle de démocratie ou de famine dans une langue qui est la sienne.
La Française Bérangère Bodin, des Ballets C de la B, en donne une interprétation sur le fil. C(h)œurs est un grand huit émotionnel, à la gestuelle reconnaissable. Toute la grammaire de Platel y passe : tremblements, halètements, figures étirées. Une femme en talons, égarée, semble sortir d’un ballet de Pina Bausch. La scène, un escalier, des parois translucides sont comme autant de lieux de rencontre d’une fraternité possible.
Une offrande chorégraphique
Alain Platel tempère : “Il y a dix ans, ces révolutions dans les rues avaient une connotation positive. Une décennie plus tard, quelque chose a changé si on pense aux manifestations de l’extrême droite aux États-Unis, par exemple.”
Dans un film qu’il a coréalisé, le créateur se demande pourquoi nous nous battons (Why We Fight?). “En lieu et place d’une globalisation, d’un métissage, on assiste à une tribalisation. Chacun se referme sur soi, on érige des murs.” Alain Platel espère reprendre prochainement un projet sur sa ville, Gand, et voit d’un bon œil sa propre compagnie se transformer “pour devenir plus inclusive”. C(h)œurs est à son image, généreux. Comme une offrande chorégraphique à ces temps troublés.
C(h)œurs 2022 conception Alain Platel, avec Zoë Ashe-Browne, Viktor Banka, Bérengère Bodin, Quan Bui Ngoc… Du 11 au 14 juin, Opéra de Lille.
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