Hommes d’affaires-zombies, imagerie apocalyptique, icônes de la consommation de masse. A Bordeaux, le fantasque artiste Jim Shaw dépeint en détail la face grotesque, schizophrène et inquiétante de l’Amérique du XXIe siècle.
Petit pot de peinture en main, Jim Shaw rehausse de vert le paysage d’une de ses immenses toiles de fond, tendue dans la nef du CAPC de Bordeaux. La toile n’est pas neuve, en effet : achetée à un fournisseur de décors de théâtre qui liquidait son stock à Hollywood, elle a servi pour des sketches donnés à un “congrès annuel de Shriners, des francs-maçons pseudo-islamiques assez spéciaux, qui aiment boire et s’amuser”.
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Au décor initial, Jim Shaw ajoute des hommes d’affaires-zombies, des fanions comme on en voit dans les parcs de voitures d’occasion et mille autres détails qui finissent par composer un portrait acide et surréaliste de l’Amérique mythomane. Celle qui est saisie de terreurs millénaristes et porte foi aux pires fictions conspirationnistes, celle aussi qui durcit le ton et “nous a fait passer, assène l’artiste, de la mythologie du New Deal au mauvais rêve néolibéral actuel”.
Ainsi, Jim Shaw puise dans l’iconologie des born again christians, des évangélistes chrétiens, pour en faire la toile de fond des Etats-Unis, d’une pensée ultraconservatrice amphigourique et délirante : cela donne un monde grotesque qui danse sur la tête un ultime et macabre madison.
Ado à Midland, Michigan, ville moyenne née de l’industrie chimique, Jim Shaw est une espèce de Donnie Darko, rêveur, collectionneur de Mad Magazine et grand amateur de films de série B. Il fait les beaux-arts dans la banlieue de Detroit et y croise Mike Kelley, autre grand artiste des mythologies américaines. “Nos profs étaient de vieux expressionnistes abstraits qui ont eu leur part de gloire à New York dans les années 1940.”
Autant dire que les deux amis ne connaissent encore rien à l’art contemporain et, s’ils s’inscrivent à CalArts, c’est pour son festival de films 16 mm artisanaux et sa piscine, pas pour les profs conceptuels, John Baldessari ou Michael Asher, encore moins pour espérer faire carrière. “A l’époque, je n’espérais pas vivre de mon art ; personne n’y pensait.” De fait, diplôme en poche, Jim Shaw file faire la plonge à l’hosto. “Un boulot de merde” qu’il lâchera pour les studios d’Hollywood.
L’industrie cinématographique a besoin de peintres et de graphistes pour ses effets spéciaux en tout genre : Jim Shaw y fera des piges pendant dix ans, le temps de croiser des illuminés de son espèce. A commencer par Terrence Malick, qui prépare alors un film (finalement abandonné) sans dialogue ou presque, qui commençait par le rêve d’un dieu marin dont les narines étaient habitées par des poissons phosphorescents. Outre une flopée de films à petits budgets, des séries B de science-fiction ou d’horreur avec invasions extraterrestres, aliens tapis dans le corps de vos meilleurs amis et scènes d’exorcisme gore, Jim Shaw se mouille dans quelques scènes d’Abyss de James Cameron avant d’en finir, en 1988, avec Le Cauchemar de Freddy, quatrième épisode de la série d’épouvante.
Entre-temps, les dessins, peintures et objets de l’artiste ont pu prendre corps sous la forme (monstrueuse) d’un vaste récit d’initiation, My Mirage, qui narre les errances de Billy, adolescent anxieux en proie à des visions psychédéliques. Autobiographique, ce cycle est aussi un répertoire visuel des fantasmes les plus insolites, dévergondés, hors normes de la société américaine.
Pour se connecter à l’imagination exubérante de ses semblables, Jim Shaw va là où ils se mettent à nu : dans les brocantes ou sur eBay. Il a ainsi acheté plus de quatre cents toiles de peintres amateurs. Portrait crispé et crispant des enfants de la famille, nature morte idiote à la lampe de chevet au pied en forme d’éléphant ou bien en rouleau de papier toilette, les Thrift Store Paintings, mal faites mais pas banales, semblent dépeindre le monde à travers un miroir déformant.
Toujours en quête de bizzareries, Jim Shaw sort parfois du lit en pleine nuit pour enregistrer au dictaphone le récit de ses propres rêves, avant de les coucher noir sur blanc, sous la forme d’une planche de bande dessinée puis, plus tard, de sculptures. Rien d’inédit dans cette méthode de travail : Jim Shaw est le fils américain des surréalistes européens, du plus marginal d’entre eux, le grivois Clovis Trouille, au plus mainstream, Salvador Dalí, dont il copie volontiers les motifs mous. Il les combine d’ailleurs, dans une des installations du CAPC, à une silhouette fantomatique façon Francis Bacon. Le cadavre exquis, en volume, continue ad libitum jusqu’à une réminiscence de la couverture de l’album Presence de Led Zeppelin – une bête réunion de famille autour d’un objet phallique.
Fini le temps où Jim Shaw galérait. Depuis cinq ans, et à la faveur du boom du marché de l’art, il s’est en effet trouvé un très grand studio à Glendale, quartier arménien de Los Angeles, où une troupe d’assistants s’affaire pour alimenter en œuvres fraîches ses galeries new-yorkaise, londonienne, parisienne ou milanaise. Mais le côté Factory de son atelier ne l’amuse pas, pas plus que la nécessité à ce stade d’endosser le rôle du boss.
“Je suis un très mauvais patron, s’excuse l’artiste. Un très mauvais prof aussi, parce que je manque d’autorité.” Il n’est pas non plus une bête de scène. Bien que membre fondateur, avec Mike Kelley, des Destroy All Monsters, groupe de “spiritual noise music”, il ne se produit que rarement en live, ou alors, comme récemment, via Skype depuis sa cave, quand les autres, eux, jouent à New York. Preuve qu’à 58 ans et au faîte de son art, il redoute encore la surexposition et la pleine lumière, préférant rester dans le clair-obscur de ces zones interlopes qui nourrissent son art.
Photo : Exposition Jim Shaw. Left Behind, du 7 mai au 19 sept 2010, CAPC (© Mairie de Bordeaux, photo F. Deval)
I Left Behind Jusqu’au 19 septembre au CAPC de Bordeaux, 7, rue Ferrère, tél. 05.56.00.81.50.
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