À quelques heures du “Jour de la Victoire”, fête nationale russe, les “Inrocks” s’est entretenu avec l’historienne et journaliste Galia Ackerman au sujet de la propagande russe menée par Poutine.
Née en Russie, dissidente exilée en France depuis 30 ans, l’historienne et journaliste Galia Ackerman est l’une des grandes spécialistes de la Russie post-soviétique. Dans Le Régiment immortel, la guerre sacrée de Poutine, son livre de 2019 réédité aujourd’hui, elle retrace les origines et l’actualisation de la propagande ultra-nationaliste du dirigeant du Kremlin. Une lecture indispensable, qui permet de comprendre autant les raisons profondes que les ressorts complexes à l’œuvre dans la politique de Poutine. Surtout le 9 mai, date anniversaire de “grande victoire” de l’armée soviétique sur le nazisme, qui devrait être instrumentalisée contre l’Ukraine cette année.
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Votre livre s’ouvre sur un défilé militaire qui s’est tenu le 9 mai 2018 place Rouge, à Moscou, pour célébrer la fin de la Seconde Guerre mondiale. Comment comprendre cette célébration, au sujet d’un conflit qui a coûté plus de 26 millions de morts à l’URSS ?
Galia Ackerman – Il s’agit d’affirmer le rôle d’une grande puissance qui a gagné jadis la guerre, et qui est prête actuellement à se battre contre n’importe quel ennemi. Le 9 mai est devenu en Russie est un événement entièrement ritualisé. Staline ne célébrait pas cette date, mais Brejnev a compris que l’idée communiste s’était affaiblie. Il fallait donc trouver un événement dans lequel la nation entière puisse se reconnaître. Cet événement, c’est la guerre et c’est la victoire. Depuis, Eltsine et Poutine en particulier ont transformé le 9 mai en fête principale du pays.
“On prépare les jeunes à être dignes de leurs ancêtres.”
Quel est ce “Régiment immortel” qui défile désormais chaque 9 mai, cortège civil guidé par Poutine lui-même ?
Des défilés de civils sont organisés dans toutes les villes russes, et à l’étranger, dans plusieurs pays. Des millions de personnes portent des portraits de leurs ancêtres ayant participé à la Seconde Guerre mondiale, appelée là-bas “Grande Guerre patriotique”. L’idéologie de ce défilé peut être résumée ainsi : c’est une journée où les morts qui sont au ciel rejoignent les vivants pour former, ensemble, lpoe peuple immortel, éternel et victorieux, une journée où le passé croise le présent et le futur (avec les enfants souvent affublés d’uniformes militaires). C’est également un élément central dans la militarisation mentale de la jeunesse. On étudie l’Histoire, vraie ou fausse, de héros tombés dans les batailles avec l’ennemi, de héros capturés, torturés, assassinés, mais qui n’ont pas dénoncé les leurs. On prépare les jeunes à être dignes de leurs ancêtres.
Vous évoquez dans votre livre L’homo sovieticus russicus, qui est persuadé de la supériorité des Russes sur les autres peuples d’URSS. Pouvez-vous nous le décrire ?
Ce culte du peuple russe commence sous Staline, au cours de la Seconde Guerre mondiale, car Staline comprend que l’idée communiste n’est pas un mobile suffisant pour beaucoup de gens, après l’Holodomor en Ukraine (la grande famine de 1932-1933), les grandes purges, etc. Le peuple russe assume le rôle de “grand frère” des autres peuples. Il y a une domination des Russes sur les autochtones dans les républiques nationales. Il y a un racisme très fort par rapport aux Caucasiens et surtout aux Asiatiques, resté intact à l’époque post-soviétique.
“On entend souvent de la part de leurs propagandistes et hommes politiques que l’Occident va être complètement détruit.”
Quelle est la “nouvelle doctrine militaire russe” que vous décrivez ?
La nouvelle doctrine militaire russe implique la possibilité de l’élargissement des frontières russes, sous prétexte de garanties de sécurité pour la Russie. Elle prévoit notamment la possibilité des attaques préventives, y compris des frappes nucléaires. Les Russes sont persuadés que la Troisième Guerre mondiale aura lieu, notamment autour des ressources naturelles, et s’y préparent depuis longtemps. On entend souvent de la part de leurs propagandistes et hommes politiques que l’Occident va être complètement détruit.
Vous décrivez comment, dans la propagande russe, les guerres de conquête de territoires “perdus” reposent sur une opposition géopolitique étonnante entre “deux types de civilisations : thalassocratique, et tellurocratique” ?
C’est la conception eurasienne qui remonte à un théoricien nazi, Сarl Schmitt, développée par un nationaliste russe bien connu, Alexandre Douguine. Thalassocratie est associée avec l’Occident : c’est le contrôle des mers qui permet une politique impérialiste. Tellurocratie est associée avec l’Eurasie présente et passée, à savoir des empires qui s’élargissent de façon “naturelle”, en cercles concentriques, et “absorbent” de nouveaux peuples et territoires, sans les coloniser vraiment. Ceci est bien entendu primitif et faux, mais justifie une conquête “harmonieuse”.
Quelle est cette certitude d’un “destin messianique” que nourrissent les Russes envers leur patrie (Moscou assimilé à la Troisième Rome) ?
L’idée messianique russe est ancienne : “Moscou, Troisième Rome”, c’est-à-dire le centre de l’orthodoxie après la chute de Constantinople ; puis l’idée de l’empire et de l’état fort qui est destiné à s’élargir afin de porter des valeurs chrétiennes aux peuples environnants ; l’idée communiste, avec la Russie à l’avant-garde de l’humanité ; enfin, le culte de la victoire qui donne à la Russie le droit éternel de défendre ses intérêts, comme elle les entend.
Pour autant ne peut-on pas parler de convictions comparables pour à peu près tous les “Empires” historiques, des États-Unis à la Chine en passant par certains pays d’Europe ?
Oui, bien sûr. Mais ces pays-là, à part les États-Unis, qui ne sont pas un empire, ont eu un noyau national avant de s’élargir. Les Britanniques n’ont jamais prétendu être le même peuple que les Indiens, et les Français n’ont pas prétendu être le même peuple que les Algériens. L’éclatement des Empires britannique, français, ottoman et austro-hongrois n’a pas produit les mêmes conséquences ni le même ressentiment que l’éclatement de l’URSS. Car les Russes ont été, pendant plusieurs siècles, une nation impériale. L’État national russe n’a jamais existé : c’étaient des principautés sous le joug mongol. Le premier qui s’est proclamé tsar était Ivan le Terrible qui a aussitôt mené des guerres expansionnistes.
Quelles issues possibles voyez-vous à la guerre ?
L’armée ukrainienne a montré sa grande capacité de défense. Avec l’aide occidentale efficace, elle pourrait même faire battre les troupes russes en retraite. Dans ce cas, Poutine va-t-il utiliser son dernier atout nucléaire ? C’est un scénario très noir, j’espère qu’il sera évité et que Poutine sera destitué. Aujourd’hui, il incarne le mal absolu, et même son premier cercle pourrait se révolter contre lui.
Propos recueillis par Yann Perreau
La Guerre sacrée de Poutine de Galia Ackerman, éditions Premier Parallèle, 288 p., 20 €
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