L’artiste représentant la France à la Biennale d’art de Venise revient sur un projet mêlant histoire du cinéma et communautés artistiques, engagement anticolonialiste et célébration des identités multiples, autobiographie et imaginaires à venir. Entretien.
Choisie pour représenter la France lors de la 59e Biennale internationale d’Art de Venise, l’artiste Zineb Sedira, française d’origine algérienne, plonge dans l’histoire du cinéma des années 1960. Par les alliances de production entre les pays, traçant autant de positionnements politiques anticoloniaux, elle fait émerger la part politique des communautés artistiques, dont elle éclaire les imaginaires du présent.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Les rêves n’ont pas de titre, le titre de son projet pour pavillon français, aussi autobiographique que fictionnel, ouvre une infinie mise en abyme, dont la mise en espace récuse les carcans disciplinaire de l’art et du cinéma pour mieux laisser entrer les spectateur·rices dans la danse. De retour de Venise dans son atelier londonien, elle revient sur la genèse et les enjeux de son projet, primé par une mention spéciale du jury.
Votre projet au Pavillon Français est désormais ouvert, il a été vu, il a été primé, et il va continuer de vivre. Quelle était votre première envie lorsque vous avez été nommée ?
Zineb Sedira – Je savais d’emblée que j’allais faire un film, et que j’allais explorer la thématique du cinéma. D’abord le cinéma militant des années 1960-70, et ensuite la triangulaire entre la France, l’Algérie et l’Italie. La France et l’Algérie, parce que cela fait partie de mon identité. L’Italie, ensuite, parce que la Biennale d’Art de Venise s’y déroule, mais surtout à cause de la Mostra de Venise. En 1966, lorsque le film La Bataille d’Alger (de Gillo Pontecorvo, ndlr.) y a été présenté, il a gagné un Lion d’or : cela m’a rappelé à quel point les festivals peuvent aussi donner des prix comme actes et positionnements politiques. À l’époque, cela montrait que l’Italie se positionnait contre la colonisation.
Je me suis donc intéressée à la culture, à l’art et au cinéma comme arme de résistance, et contre la colonisation. Dans les années 1960, après l’indépendance, l’Algérie finançait beaucoup de films, de réalisateur·ices algérien·nes localement, mais aussi en coproduction avec d’autres pays. Le premier film à être produit avec l’Italie date de 1964-65 et s’appelle Les Mains libres (d’Ennio Lorenzini, ndlr.). Il a fait sa première en 1965 en Algérie, a été montré à Cannes (hors Compétition) la même année puis a été projeté dans quelques festivals en Italie, mais ensuite, il est tombé aux oubliettes et a même totalement disparu.
Pendant le confinement, je l’ai recherché partout. J’en ai trouvé une moitié de copie à la Cinémathèque d’Alger, puis une copie complète de 35 mm chez AAMOD (Audiovisual Archive of the Democratic and Labour Movement, ndlr.) à Rome. J’ai entrepris de le faire restaurer, c’est en cours, et cela fait partie des projets hors les murs de la Biennale. J’ai compilé une liste de films où l’on peut voir des alliances artistiques et politiques entre des réalisateur·ices français.es et italien·nes avec l’Algérie : entre les trois pays, Le Bal d’Ettore Scola (1983) et côté français, Z de Costa-Gavras (1969) ou Élise ou la Vraie Vie de Michel Drach (1970), pour en nommer quelques-uns.
Comment avez-vous, à votre tour, négocié la part de symbole attachée à l’exercice spécifique de la représentation d’une nation ?
Mon projet célèbre les alliances plutôt que le contraire. Il montre également comment les communautés artistiques peuvent être politiques. Pour cette raison, dans mon propre film, j’ai voulu travailler avec des ami·es et des collègues. Assez rapidement, j’ai décidé de transformer le pavillon français en un studio de film plutôt qu’un white cube ou une galerie d’art conventionnelle. Puis, en janvier, nous avons décidé d’aller filmer à Venise, en 16 millimètres et en digital. Le film est basé sur de la fiction avec une partie autobiographique. La fiction, c’est la partie remake : j’ai repris certaines scènes de quelques-uns des films que je citais tout à l’heure. Ensuite, il y a une partie making-of : une mise en abyme où l’on me voit, ainsi qu’une caméra de quelqu’un qui filme, et moi derrière la caméra qui filme encore quelqu’un d’autre. Une action répétée entre fiction et réalité.
La question de la représentation d’une nation était importante dès le départ. Ce qui est intéressant, dans cette édition de la biennale, est que beaucoup d’autres artistes l’ont posée. En tant que Française d’origine algérienne, musulmane, arabe, berbère et anglaise également parce que je vis à Londres, j’ai trouvé que c’était un beau moyen et moment de rappeler que la France d’aujourd’hui est multiculturelle. Les acteur·rices de mon film viennent de tous les horizons, de tous les pays et de toutes les langues : certains passages sont en hollandais, en espagnol, en arabe, et moi, je fais mon voice-over en anglais avec mon accent français. Depuis toujours, les artistes en particulier sont internationaux·ales : iels se déplacent vers les pays qui facilitent leur art.
En élisant le cinéma comme sujet et médium en tant qu’artiste, et depuis l’une des plus importantes manifestations du monde de l’art, quel est le décalage produit par rapport à l’une et à l’autre discipline ?
Je me suis rendu compte qu’en tant que vidéaste et réalisatrice d’art, il n’y a finalement pas de grande différence avec un·e réalisateur·ice de longs métrages plus conventionnels, à part le format et l’endroit où l’on projette le film. C’est-à-dire que les artistes possèdent cette possibilité de jouer avec l’espace où le film est montré, tandis que pour le ou la réalisateur·ice plus traditionnel·le, l’endroit où est montré son film ne peut être que dans une salle de cinéma, à la télévision ou sur une plateforme internet. Dans mon cas, j’ai recréé un décor de salle de cinéma de mon enfance (à Gennevilliers, en banlieue parisienne, ndlr.) et y ai montré mon film : l’objet d’art comprend la projection de mon film dans un espace cinéma, où le spectateur·rice est assis sur des strapontins.
Certes, dans la reconstitution, il y avait un enjeu esthétique et cette idée d’utiliser des objets désertés, des sortes d’archives vivantes, puisque l’on trouve aujourd’hui rarement ces salles. Lorsque l’on sort de cette salle de cinéma, on retrouve trois autres pièces scandées par la voix off du film, ainsi que tous les décors, costumes et accessoires du film présentés dans celles-ci. Cela permet à l’audience de se faire son propre cinéma, de se photographier et de se filmer dans les décors. Je tiens beaucoup à cette invitation au public à participer du décor dans mon film.
Ensuite, il y a la partie autobiographique qui est extrêmement importante. Je ne savais pas que cela finirait par être un film sur ma vie, et c’est seulement il y a trois ou quatre mois, en écrivant le voice-over, que j’ai décidé de prendre ce chemin-là. Cependant, je me doutais qu’il y aurait une forme personnelle liée au politique. Je me suis incluse dans le film à plusieurs reprises, en tant qu’actrice ou dans mon propre rôle d’artiste. Cela part donc de ma vie d’artiste, de réalisatrice, de militante, pour s’acheminer vers le cinéma militant “tiers-mondiste” – aujourd’hui appelé “Global South” (Sud global, ndlr.).
La part politique, c’est également celle d’une stratégie de représentation au sein du film : le ou la spectateur·ice est conscient·e de l’illusion, iel voit l’envers du décor de la machine à fabriquer des rêves. Qu’espérez-vous provoquer chez lui ou elle ?
Il s’agit justement une question récurrente avec le cinéma, où l’on se demande beaucoup ce qui est vrai et ce qui est faux. C’est l’idée de trucage, que j’appelle plutôt de la magie. J’ai raconté mon histoire sincèrement, mais certain·es se demanderont si ce n’est pas aussi de la fiction. J’aime l’idée de ne pas savoir, car je dis des choses très personnelles, très émouvantes mais également amusantes, avec beaucoup d’amour et d’humour. Je tiens à le souligner, c’est un projet qui est joyeux et qui célèbre les communautés artistiques et politiques, celles des années 1960 et 1970 mais aussi la mienne.
{"type":"Banniere-Basse"}