En France, la campagne pour l’élection présidentielle montre à quel point sa légalisation oppose toujours autant les candidats. Tandis qu’à Montevideo, pour la troisième année consécutive, le cannabis a son expo où se pressent en toute légalité producteurs et consommateurs.
« Le meilleur cultivateur de cannabis d’Uruguay est enfin arrivé”, annonce fièrement José, ancien éleveur de serpents reconverti en expert de la marijuana, en ouvrant les bras pour accueillir Matías Lorenzale. Chemise ouverte, look décontracté, dreads nouées en bataille, l’Argentin de 28 ans a l’air surmené. Il faut dire que c’est la troisième édition d’Expocannabis à Montevideo, rendez-vous annuel où spécialistes, curieux et amateurs de la plante se réunissent pour découvrir les nouveautés en matière de culture, s’informer sur les nombreuses utilisations du chanvre ou emporter quelques goodies. Entre la gestion de son stand, les personnes intéressées pour rejoindre l’un des quatre clubs cannabiques qu’il administre et son téléphone qui n’arrête pas de sonner, Matías ne sait plus trop où donner de la tête. Et c’est comme ça depuis le 20 décembre 2013, date historique où l’Uruguay est devenu le premier pays au monde à légaliser aussi bien la production et la distribution que la consommation de cannabis récréatif en promulguant la fameuse loi n° 19.172.
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Une première en Amérique latine
Alors qu’en France le sujet divise toujours autant et connaît un regain d’intérêt à la faveur de la campagne pour l’élection présidentielle – Jean-Luc Mélenchon, Benoît Hamon et Philippe Poutou sont favorables à la légalisation –, ce petit pays de 3,5 millions d’habitants, coincé entre deux géants, le Brésil et l’Argentine, a franchi le cap depuis plus de trois ans avec un système unique, ce qui lui doit parfois le surnom de “laboratoire de la marijuana”. Après avoir baroudé en Amérique latine, guitare à la main, c’est dans ce pays, qui fait déjà figure d’exception sur le continent pour avoir légalisé l’union civile entre couples homosexuels dès 2007 puis le mariage pour tous en 2013 et dépénalisé l’IVG en 2012, que Matías décide de s’installer. “Je me rappelle très bien, j’étais calé dans mon canap, je me roulais un joint en regardant la télé et là j’entends : ‘Le cannabis devient légal en Uruguay.’ Ça a fait tilt dans ma tête : ‘Je vais enfin pouvoir arrêter de fumer cette merde de paraguayenne (herbe de mauvaise qualité qui vient souvent du Paraguay – ndlr) et cultiver moi-même !”
Avant tout, il faut s’inscrire sur un registre contrôlé par l’Etat
Avec quatre autres potes, il plante chez lui six pieds, la limite autorisée par la loi pour la culture à domicile. “C’était un désastre, on avait acheté des lampes, une petite serre, tout ce qu’il y avait de moins cher, se souvient-il. Mais, quand on a consommé notre première récolte, j’avais l’impression d’être un gamin qui mangeait la première glace de sa vie !” En quelques mois à peine, ils sont de plus en plus nombreux à vouloir être de la partie. La demande dépasse rapidement l’offre. “Quand la loi a été promulguée, les gens ont d’abord eu peur car il faut s’inscrire sur le registre de l’Ircca (Institut de régulation et contrôle du cannabis – ndlr) contrôlé par l’Etat pour pouvoir cultiver chez soi”, analyse Camila Giannastasio, la seule femme du groupe, avant de préciser : “Ceux qui fumaient déjà ont commencé à vouloir créer des clubs, une autre voie d’accès pour consommer en toute légalité, mais qui nécessite quelques connaissances en droit.” C’est alors qu’ils font appel à Alvaro Callorda, jeune avocat qui, entre deux divorces, s’intéresse de près à la nouvelle loi.
“Avant, l’accès aux drogues était interdit mais pas sa consommation, commence-t-il avec la voix posée d’un professeur. Il y avait donc une sorte de vide juridique, c’était plus ou moins dépénalisé. Si on t’arrêtait avec une certaine quantité de cannabis sur toi, tout dépendait de la décision du juge. Cela créait beaucoup de problèmes, même si en Uruguay les gens ont toujours été tolérants. La loi est donc née dans un souci d’intérêt général et surtout de santé publique.” En effet, lorsque l’alors charismatique et populaire président José “Pepe” Mujica parle pour la première fois de légalisation, c’est dans le but de réduire la consommation de marijuana de mauvaise qualité, de faire de la prévention auprès des quelque 150 000 fumeurs de son pays, mais surtout d’endiguer la criminalité liée à la drogue. Une alternative née d’un constat, celui de l’échec d’une guerre coûteuse contre les cartels de drogue sur le continent latino-américain. En France, l’argument fait mouche chez ceux qui souhaitent un changement législatif : les mesures prohibitionnistes sont inefficaces, la légalisation permettrait ainsi de vendre du “made in France” et de couper l’herbe sous le pied des narcotrafiquants.
“On n’est plus obligé d’aller voir le dealer du coin »
Si aucune étude sérieuse n’a encore été menée sur cette question, l’Observatoire des drogues en Uruguay informe, dans un rapport de 2016, qu’une personne sur cinq qui a acheté sur le marché noir avoue avoir subi des violences lors de la transaction. “On n’est plus obligé d’aller voir le dealer du coin, qui te proposait des drogues dures au passage, se réjouit Alvaro. Désormais, l’une des formes les plus populaires d’accès au cannabis passe par les clubs cannabiques, associations à but non lucratif. J’interviens lors de leur création car cela suppose plusieurs démarches administratives auprès de l’Ircca.” D’ailleurs, il accompagne en ce moment la création d’une dizaine de nouveaux clubs et considère qu’ils sont bien plus nombreux à souhaiter être régularisés. Seuls trente-trois clubs sont pour l’instant inscrits à l’Ircca, ceux dont s’occupe Matías en font partie.
En voiture pour son club de Punta del Este, situé à une centaine de kilomètres de Montevideo, Matías décide d’emmener avec lui deux Chiliens rencontrés lors d’Expocannabis et curieux de découvrir à quoi ressemblent ces fameux clubs cannabiques, dont il n’existe pas d’équivalent dans leur pays. “La loi nous autorise un maximum de 99 plants. Pour ouvrir un club, il faut au minimum 15 membres et au maximum 45. Nous, on a rapidement atteint la limite, c’est pour ça qu’on a créé de nouveaux clubs”, dit-il, très professionnel. Concernant la quantité, les membres ont droit à 40 grammes par mois, soit 480 grammes par an, “mais ceux qui consomment moins peuvent acheter moins”, rassure-t-il, tandis que les petites maisons à deux niveaux se suivent et se ressemblent dans ce quartier résidentiel. Difficile d’imaginer que derrière une de ces façades banales poussent tranquillement 99 pieds de cannabis. “On loue cet endroit, le proprio est au courant qu’on l’utilise pour un club cannabique !”, précise l’Argentin face aux regards impressionnés des Chiliens.
Matias, un patron de club cannabique ambitieux
Dans ce club, la moitié des plants sont dans le jardin, José les bichonne tous les jours, il fait partie des employés du club. “Si tu veux faire un truc professionnel, tu dois embaucher des gens, assure Matías, moi ce que j’aime, c’est la discipline. Les plantes doivent être bien arrosées, la lumière doit être adaptée, tout doit être propre. Je veux que, lorsque les membres du club viennent ici, ils se disent : ‘C’est la meilleure herbe que j’aie jamais fumée.” Pour autant, là ne s’arrête pas son ambition. Il considère d’ailleurs les clubs davantage comme un hobby. Ce qui l’intéresse maintenant, c’est l’aspect médical et industriel du cannabis. “C’est une plante naturelle boudée par les spécialistes car considérée comme une drogue, mais elle a vraiment de nombreuses vertus”, souligne-t-il. D’ailleurs, un de ses clubs est entièrement consacré à la recherche médicale.
C’est Camila, secrétaire générale et pharmacienne de formation, qui s’occupe particulièrement de cet aspect. “Avant, je souffrais de migraines chroniques. J’ai essayé de nombreux médicaments, mais les effets secondaires étaient handicapants. Un jour, j’ai mis mes a priori de côté et j’ai testé l’huile de cannabis. Ça a été une révélation”, se souvient-elle. Contre l’épilepsie, l’insomnie ou dans le cadre d’un traitement contre le cancer, les recherches en la matière sont encore bien timides, et Camila insiste : “C’est naturel ! Le cannabis médical est différent du cannabis récréatif, le taux de THC y est très faible, il n’y a donc pas d’effets psychotropes. C’est un complément qui, par exemple, peut vraiment soulager les effets secondaires d’une chimiothérapie en réduisant les nausées et en ouvrant l’appétit.”
Toujours pas de vente en pharmacie, pourtant prévue par la loi
Selon la pharmacienne, il existe encore de nombreuses réticences de la part du gouvernement, ce qui entrave les recherches scientifiques. “Le fait que le président actuel soit un ancien médecin qui a lutté contre le tabagisme et dont la femme est catho n’arrange pas les choses”, analyse Alvaro. Et, pour lui, si l’achat en pharmacie, autre voie d’accès au cannabis récréatif prévue par la loi, n’est toujours pas mis en place, le manque de volonté politique n’y est pas pour rien. “Ça fait plus de trois ans que la loi est passée et on n’a toujours pas vu de cannabis dans les pharmacies”, constate l’avocat, qui déplore également la défiance de plusieurs pharmaciens, inquiets pour leur sécurité. “Pour moi, ce sont de mauvaises raisons, de la même manière que ceux qui disent qu’avec la légalisation tout le monde va se mettre à fumer.” Argument principal des détracteurs, l’enquête réalisée par l’Observatoire des drogues semble pourtant aller dans le sens d’Alvaro : depuis 2001, la consommation de cannabis en Uruguay suit une augmentation linéaire, mais n’a pas connu un bond significatif avec l’application de la loi n° 19.172.
Pour l’avocat, ce retard est malheureusement une porte ouverte au marché noir, toujours actif. “Les clubs sont quand même assez chers, 500 euros d’adhésion puis 100 euros par mois (le niveau de vie en Uruguay est légèrement inférieur à celui de l’Espagne – ndlr), et il faut être un fumeur régulier. Les fumeurs occasionnels qui ne veulent ou ne peuvent pas planter chez eux continuent de se tourner vers les dealers”, regrette-t-il en ajustant son costard. Les choses semblent néanmoins sur le point de changer. En effet, le gouvernement a annoncé qu’à partir du 2 mai les Uruguayens majeurs pourront s’inscrire sur les registres de l’Ircca afin de pouvoir acheter au maximum 10 grammes par semaine de produit sous contrôle de l’Etat – soit la même quantité admise pour l’autoculture et les clubs – dans les 50 pharmacies concernées, et ce à partir de juillet.
« Faire pousser du maïs et du cannabis, c’est pas pareil !”
“On espère que, cette fois-ci, c’est la bonne, car depuis 2015 la date est toujours repoussée”, se méfie Camila. ”Le problème, c’est que ceux qui travaillent pour l’Etat n’ont pas acquis le niveau de professionnalisme qui existe dans certains clubs, comme celui de Punta del Este. Faire pousser du maïs et du cannabis, c’est pas pareil !”, complète Alvaro, installé sur un canapé bleu au motif fleur de lys, importé par son père, ironiquement surnommé “le plus Français des Uruguayens”. Un joint fraîchement roulé dans une main, un maté dans l’autre, le trentenaire, qui baigne dans la culture française depuis son enfance, desserre sa cravate : “Votre pays a souvent été avant-gardiste. Vous êtes aussi de gros fumeurs d’après ce que j’ai pu observer (les Français sont les plus gros consommateurs d’Europe, selon l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies – ndlr). Je ne comprends pas trop pourquoi le cannabis n’est toujours pas légal, le contexte devrait être idéal ! Je pense surtout que si la France entre dans un processus de légalisation les lois seront meilleures qu’en Uruguay. En général, les choses mises en place chez vous fonctionnent mieux qu’ici.”
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