Avec ce road-book à travers l’Europe de l’Est, Aleksandar Hemon, Bosniaque de Chicago, révèle toute l’étrangeté qu’il y a à être un immigré dans un pays qui ne vous comprend pas. Comme un cauchemar éveillé.
BIO EXPRESS ALEKSANDAR HEMON
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1964 Naissance à Sarajevo. Origines ukrainiennes par son grand-père.
1992 S’installe à Chicago et décide d’apprendre l’anglais pour écrire dans cette langue.
1995 Ses premiers textes paraissent dans le New Yorker, Esquire, The Paris Review, etc.
2000 Son premier livre, The Question of Bruno, mélange nouvelles, notices encyclopédiques et autres genres pour raconter la guerre en Yougoslavie.
2002 Nowhere Man.
2008 The Lazarus Project est finaliste au National Book Award et élu meilleur livre de l’année par le New York Magazine.
2010 Sortie française du Projet Lazarus. Hemon vit à Chicago avec sa femme et ses deux filles.
On se heurtera souvent à une page entièrement noire : comme si à un moment l’écriture seule ne pouvait plus témoigner du manque et de la perte, de la mort et de l’oubli, et que seule la radicalité monochrome de l’anti-couleur pouvait rendre compte de cette vie qui aspire toute la vie. Un pays, un être, votre existence d’avant vous manquent, et c’est toute votre vie qui se change en anti-vie. Le Projet Lazarus est le manifeste de la mélancolie qu’il y a à vivre quand on a tout perdu, mais écrit avec une arme redoutable, la seule possible pour mieux supporter : un humour froid, une fausse légèreté, un pseudo-détachement.
Déjà remarqué avec deux livres de la même teinte, De l’esprit chez les abrutis (2000) et L’Espoir est une chose ridicule (2003), Aleksandar Hemon, né en 1964 à Sarajevo, a débarqué en 1992 à Chicago pour étudier et n’a pu retourner dans son pays car la guerre venait d’éclater. Le Projet Lazarus ouvre ainsi sur l’histoire réelle d’un autre immigré, le jeune Lazare Averbuch, Juif ukrainien qui a fui les pogroms de son pays avec sa soeur, Olga, pour s’installer à Chicago en 1903, et qui sera abattu cinq ans plus tard, pris pour un anarchiste, par le chef de la police chez qui il se rendait un matin.
Vladimir Brik, Bosniaque installé aux Etats-Unis avant que la guerre ne commence à Sarajevo – l’alter ego de Hemon ? –, écrivain en herbe, va voir en l’affaire Lazarus un reflet de son état, le levier pour s’échapper un temps de sa vie américaine (il a épousé Mary, une brillante neurochirurgienne qui ne veut pas entendre parler des charniers et autres horreurs de la guerre), l’objet d’un roman, et d’une enquête qui ne le mènera qu’à examiner sa propre vie.
Car qu’est-ce que la réalité d’une vie quand l’histoire nous a condamné à être un étranger pour nos proches, dans notre nouveau pays, dans cette nouvelle existence à laquelle on tente tant bien que mal d’adhérer ? Aleksandar Hemon excelle à dire une vie en forme de mensonge puisque basée sur une ellipse : Brik fait semblant d’épouser la vie de Mary et à travers elle une vie américaine, mais ne parvient jamais vraiment à s’y engager. Refus d’être père, incapacité à gagner de l’argent et impuissance à écrire : seul un mouvement à rebours pourrait le réconcilier avec lui-même.
Prenant le prétexte d’écrire sur Lazare, Brik va prendre la route avec Rora, un ami bosniaque photographe qui, contrairement à lui, a connu la guerre. Tous deux iront jusqu’en Ukraine et à Bucarest sur les traces du jeune Lazare et des pogroms, avant d’achever leur périple à Sarajevo, leur foyer.
Road-book doux amer à travers l’Europe de l’Est, avec son cortège d’hôtels glauques et de chambres aux taches douteuses, de films porno répétitifs et de putes blondes, de mafieux et de corruption, le tout baigné dans une odeur tenace de merde et de cadavre, Le Projet Lazarus a la beauté étrange, effrayante, d’un rêve – ou d’un cauchemar ? – éveillé.
Si tout, via l’écriture de Hemon, semble drôle, cocasse, absurde, les scènes et les anecdotes et les sensations dont le roman s’emplit sont sans cesse tristes et cruelles et tragiques. Hemon n’évite pas la référence au Lazare biblique : dans ce roman, tout est affaire de résurrection et d’univers parallèles, comme si l’histoire ne cessait de se répéter, de renaître d’un siècle à l’autre. Tel Lazare, Vladimir, en se rapprochant de son pays d’origine, en s’éloignant de Chicago et de sa femme, semble ressusciter son âme, son passé, ses souvenirs. En même temps que Rora, l’homme aux mille anecdotes, lui, ressuscite Sarajevo en temps de guerre à travers ses multiples récits.
Le Projet Lazarus imprime, en palimpseste du voyage géographique et du voyage temporel, un voyage mental où plusieurs univers se déroulent en parallèle. Comme si le monde, à force de se répéter, de bégayer l’horreur, finissait par disparaître dans un océan de non-sens. Plus il se rapproche de Sarajevo, et plus Vladimir prend conscience qu’il sera toujours séparé de sa femme et de l’Amérique par un film invisible : “Pourtant, quand j’éteignais la lumière, quand je l’écoutais respirer, des pensées et des doutes, une brassée de tourments m’enveloppait le coeur tel un sabbat de sorcières. Je ne pouvais pas m’embarquer dans mes souvenirs ; je ne pouvais pas compter sur mes rêves pour effacer la douleur. Et elle serait ailleurs, hors d’atteinte, et il subsistait entre nous des lieues et des lieues de distance dont je ne pourrai jamais lui parler. Car si je lui en parlais, cela aurait démenti tout ce qu’il y avait entre nous et que nous appelions amour.” Ou le sentiment d’être personne, avec personne et nulle part, aussi fantomatique que ces photos en noir et blanc dont le roman se ponctue.
Aleksandar Hemon est le parfait écrivain de ce sentiment d’étrangeté qu’on éprouve, tôt ou tard, à être au monde – celui d’hier, d’aujourd’hui et, malheureusement, de demain.
Le Projet Lazarus (Robert Laffont/Pavillons), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Johan-Frédérik Hel Guedj, 382 pages, 22€
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