Netflix diffuse un documentaire sur l’ascension et la chute de l’iconique marque américaine de prêt-à-porter. Ou comment Abercrombie & Fitch s’est construite sur l’exclusion sociale, le racisme et grossophobie… avant d’exploser sous le poids des scandales.
L’exclusion est-elle un modèle marketing comme les autres ? Voilà un bon sujet pour des étudiants d’école de commerce. Pendant des années, “sexe, racisme et grossophobie” a été la recette gagnante d’Abercrombie & Fitch. Fondée en 1892, cette marque de prêt-à-porter américaine a connu un succès fulgurant au tournant des années 1990-2000. Sa recette ? Recruter ses employés sur le physique.
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Sous l’impulsion de son mystérieux PDG Mike Jeffries, la marque, présente dans chaque mall américain, devient le point de rencontre obligé de tous les teenagers et s’impose comme l’un des fleurons du prêt-à-porter de masse. Son imagerie défend une certaine idée de l’Amérique : éternellement jeune, blanche, bien foutue et bien née. A&F s’est installée dans l’interstice entre le sex-appeal en noir et blanc de Calvin Klein et le style bourgeois tendance “Kennedy” à la Ralph Lauren.
Une imagerie soft porn
Les pubs A&F puent le cul. Elles mettent en scène des mannequins à la mâchoire carrée, aux abdominaux saillants. Jusque dans ses boutiques, de jeunes garçons bodybuildés à la beauté inatteignable accueillent la clientèle, chemise ouverte et torse nu, au son d’une musique assourdissante.
Jeffries trouvera chez le photographe Bruce Weber l’artisan parfait pour mettre au point cette imagerie soft porn. “Le sexe fait vendre” ; cet adage commercial est aussi vieux que la publicité. Mais il n’explique pas comment ces hommes gays ont réussi à ériger l’homoérotisme en modèle marketing visant surtout les adolescentes hétérosexuelles. Comment des images de garçons luttant à poil dans l’eau ont pu faire vendre des tonnes de tee-shirts… à des jeunes filles ?
La tyrannie du cool
C’est que Jeffries a poussé à son max un marketing basé sur l’exclusion. Et il en est fier. Dans une interview de 2006, il explique froidement ne pas vouloir que des “gens moches ou des gens gros portent ses vêtements”, défendant l’idée qu’Abercrombie s’adresse exclusivement “aux gamins cool”. À l’époque, ses propos passent crème. Il faudra attendre plusieurs années et l’avènement du web social pour que cette interview soit exhumée. Dès lors, les scandales ne feront que s’enchaîner.
La commercialisation d’un tee-shirt ouvertement raciste et une action collective en justice d’ex-employés pour discrimination physique et raciale vont sévèrement abîmer la marque. Malgré l’embauche d’un “diversity supervisor”, Abercrombie ne parvient pas à se défaire de ses profonds réflexes excluants.
Dans la foulée du mouvement #metoo viendront les accusations d’agressions sexuelles émanant d’une vingtaine de modèles à l’encontre de Bruce Weber. Le photographe n’a jamais été condamné, la majorité de ces affaires ayant été scellées par des arrangements financiers.
Esthétique aryenne
Déjà à l’origine d’un brillant portrait de l’artiste chinois Weiwei (Ai Weiwei: Never Sorry) et d’un documentaire sur l’addiction aux médicaments (Take Your Pills : Intelligence sur ordonnance aussi disponible sur Netflix), la réalisatrice Alison Klayman dissèque l’impact profond d’Abercrombie & Fitch sur la santé mentale d’une jeunesse américaine exclue des standards érigés par la marque, composée de personnes racisées, grosses… Au final, A&F n’avait pour seul modèle économique que le prolongement du harcèlement au lycée : les jeunes blancs, musclés et populaires devant. Les autres, derrière.
Alternant témoignages d’ex-employés, images d’archives et un astucieux jeu de collages animés évoquant les pubs de la marque qui tapissaient les casiers ou les murs des chambres des lycéennes américaines, le documentaire sonde, au-delà de la seule histoire d’une marque de vêtements, notre rapport à la beauté et notre irrépressible besoin d’appartenance à une minorité à laquelle on ne ressemblera jamais. Depuis, la mode a-t-elle changé ? Pas vraiment. Même si désormais tous les discours sont à la “célébration de la diversité” et “à l’inclusion”.
Rétrospectivement, il y a dans les photos de Bruce Weber quelque chose de profondément mortifère. Les images de cette jeunesse WASP aux corps parfaits rappellent furieusement l’esthétique aryenne de Leni Riefenstahl (point Goldwin atteint). Faisant de la marque, non seulement une championne du bodyshaming, mais aussi du racisme. Et pas seulement celui des États-Unis, mais aussi le nôtre.
Abercrombie & Fitch : une marque sur le fil est disponible sur Netflix.
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