Depuis 2017, Michael Rakowitz s’évertue à reconstituer des objets pillés ou détruits issus de sites archéologiques de Bagdad. Factices, ils soulignent l’impossibilité même d’une telle tâche. À découvrir au 49 Nord 6 Est – Frac Lorraine, à Metz.
“J’ai compris qui j’étais dans le garde-manger plutôt qu’à la bibliothèque.” Lorsque Michael Rakowitz énonce ces paroles en préambule à son exposition Réappropriations, il se tient dans l’espace liminaire du 49 Nord 6 Est – Frac Lorraine.
En lieu et place des ouvrages proposés à la consultation du public se trouvent désormais différentes denrées alimentaires : conserves de dattes ou barres chocolatées, méticuleusement rangées entre les rayonnages. Au gré des emballages, une lecture s’enclenche : celle-ci se fait entre les lignes, parle plus haut aux identités diasporiques, se laisse déchiffrer par les autres par l’entremise de l’artiste.
Une “porte imaginaire”
L’Américain, dont les grands-parents juifs irakiens ont été contraints de fuir leur pays en 1941, se souvient de leur maison de Long Island comme de la première installation d’art qu’il ait connue. Là, du sol au plafond, de la chaîne stéréo aux boîtes de conserve, tout avait été transposé du pays quitté à cet autre. Tout, sauf le sirop de dattes, devenu introuvable autrement que dans sa version diluée, californienne et adaptée aux papilles occidentales.
“En cherchant à retrouver cette porte imaginaire ouvrant sur un endroit où je ne pouvais retourner physiquement, je me suis retrouvé dans une épicerie à Brooklyn, raconte Michael Rakowitz lors de notre visite. Là, je tombe sur une conserve dont l’emballage mentionne : produit au Liban. Je l’apporte au caissier, qui, au fil de la discussion, finit par me révéler qu’il s’agit bien de sirop de dattes de Bagdad.”
Ce sont des papiers d’emballage de dattes, mais aussi de médicaments, et des journaux, qui traduisent la présence de la culture arabe à Chicago
À partir du trajet des dattes en question, préparées en Syrie puis étiquetées au Liban avant d’être vendues au reste du monde, Michael Rakowitz a l’idée d’importer lui-même des dattes irakiennes aux États-Unis : une idée qu’on lui dit impossible, mais qui impulsera l’esprit et la matière de son travail artistique à venir.
Aujourd’hui, et depuis 2007, l’artiste est essentiellement connu pour une pratique obsessionnelle. La suite de l’exposition y introduit. Le matériau premier, ce sont des papiers d’emballage de dattes, mais aussi de médicaments, et des journaux, qui traduisent de manière indicielle la présence de la culture arabe à Chicago, la ville où il vit et travaille. C’est à partir de tout cela, dont la présence est à la fois banale et furtive, fragile et spectrale, que sont en train d’être reconstitués, pièce après pièce, les objets du musée national d’archéologie de Bagdad, mis à sac en avril 2003, un mois après le début de la guerre en Irak et l’invasion des États-Unis.
Ce qui est détruit est détruit
The Invisible Enemy Should Not Exist (2007 - en cours) présente alors l’opération de refabrication, partielle et partiale, d’un patrimoine meurtri. C’est une refabrication, mais sans cesse différée, sans possibilité de réalisation, sans horizon de résolution, et pas seulement du fait de l’ampleur de la tâche : alors que huit mille artefacts au total ont été pillés ou détruits, l’artiste et ses trente assistant·es n’auront, en l’espace de quinze ans, réussi à en produire que neuf cents.
Rakowitz expose l’absence tout en refusant de pallier le manque, exhibe les plaies tout en éludant tout colmatage cosmétique
Une tâche proprement sisyphéenne donc, aussi et surtout en raison de ce qui, dans ce projet, se montre tout en se dérobant. Car Michael Rakowitz expose l’absence tout en refusant de pallier le manque, exhibe les plaies tout en éludant tout colmatage cosmétique. Ce qui est détruit est détruit, et quand bien même certaines des œuvres, pillées, seraient rendues, la restitution ne saurait faire oublier l’exaction symbolique de musées occidentaux venus, dès le XIXe siècle, décapiter une tête ou arracher une frise.
La présentation de The Invisible Enemy…, élargie aux sites de Ninive et Nimrud, détruits entre 2014 et 2015 par l’État islamique, et, depuis le confinement, aux sceaux-cylindres cunéiformes – “facilement sortables du pays pour être revendus, ils personnifient le corps de l’Irakien·ne exilé·e” –, répertorie chacun des objets de fortune de manière archéologique : numéro d’inventaire, numéro de fouille, provenance, dimensions, composition, date, description et statut.
Des emballages aux monuments, l’artiste convoque et invoque les corps absents, ignorés ou invisibilisés
En cela, et plus insidieusement, est également exhibée l’asymétrie entre le traitement du patrimoine et celui réservé aux humains, celles et ceux qui furent, lors de la guerre en Irak, laissé·es vivant·es, sans papiers et sans statut, ou mort·es, sans visage et sans nom.
À chaque échelle, des emballages aux monuments, l’artiste convoque et invoque les corps absents, ignorés ou invisibilisés. Les réfugié·es empruntent le même chemin que les dattes, transportées en camion le long de voies cahoteuses et incertaines ; tandis que les spoliations font office de membre fantôme, dont perdure, vivace, la sensation de la perte.
Réapparitions de Michael Rakowitz, jusqu’au 14 août, 49 Nord 6 Est – Frac Lorraine, Metz.