Avec la deuxième saison de « Sense8 », Lana Wachowski poursuit son ambitieuse création d’un univers qui prend à bras le corps les innombrables problématiques liées au genre, au racisme et aux inégalités de classe.
« En tant qu’enfants du XXe siècle, nous sommes attirés par des histoires jamais racontées et des images jamais vraiment vues auparavant.” Dans une interview réalisée juste avant les débuts de l’ouragan Sense8, Lana Wachowski exposait avec une forme de candeur le projet central de sa vie créatrice : ouvrir des mondes, créer des formes de regard inédites, laisser la nouveauté infuser nos écrans à tout prix. La série, qu’elle a créée pour Netflix avec J. Michael Straczynski et celle qui est désormais sa sœur Lilly, revient pour une deuxième saison tournée dans dix-neuf villes différentes… La meilleure nouvelle ? Rien, ni dans la forme ni dans le fond, ne laisse présager la moindre renonciation de la part de l’auteure de Matrix à respecter son plan si ambitieux. Sense8 est comme une drogue fictionnelle pure, sans altération ni limites.
Dans les trois premiers épisodes (les seuls que nous ayons pu voir avant la mise en ligne de la saison qui en compte dix), les personnages reviennent avec la même verve, la même naïveté, le même goût pour l’utopie. Ces huit “sensates” disséminés à travers le monde, de Nairobi à Berlin, en passant par San Francisco, Mumbai, Séoul, Londres, Chicago et Mexico, sont désormais capables de communiquer entre eux de manière directe et d’apparaître là où les autres sont, comme la saison inaugurale le laissait présager.
Attaqués ensemble par divers ennemis, ils répliquent ensemble. Suivant leurs pas, la série mêle les visages et les géographies sans obstacles. Elle devient un corps qui parle d’une seule voix et dont chaque organe remplit une fonction. “La première saison était comme une longue introduction à ces personnages éparpillés, explique l’actrice Jamie Clayton (Nomi Marks). Cette fois, les choses changent vraiment. Il y a un effet de groupe.”
Elles et ils refusent toute astreinte à une seule vision d’eux-mêmes
Dès les premières minutes surgit une séquence magnifique, aussi forte que l’orgie érotique qui avait tant fait parler il y a deux ans – mais sans sexe ! Alors que Miguel Angel Silvestre, qui joue l’acteur mexicain Lito Rodriguez, est interrogé lors d’une avant-première par une journaliste qui veut le forcer à faire son coming-out, la scène se dérègle. Quand l’acteur est mis en difficulté, tous les “sensates” répondent finalement à la question, puis à d’autres, interrogeant avec leur accent anglais spécifique et à coups de punchlines virevoltantes la façon dont leurs identités sont représentées et énoncées, montrant à quel point elles et ils refusent toute astreinte à une seule vision d’eux-mêmes. Ce “qui sommes-nous ?” résonne avec les thèmes profonds de la série, ses problématiques politiques les plus chaudes liées au genre, mais aussi à toutes les oppressions de race et de classe.
La novlangue universitaire a trouvé un mot pour définir la convergence des luttes de celles et ceux qui subissent les ravages d’un système, que ce soit à cause de leur couleur de peau, de leur genre ou de leur orientation sexuelle : l’intersectionnalité. Sense8 est une illustration concrète et généreuse de cette notion, un manifeste en images pour un monde plus fluide. L’acteur espagnol Miguel Angel Silvestre s’en réjouit à chaque instant : “Lana veut repousser les limites cette saison. Certaines choses vont plus loin sur les problèmes de culture et de sexualité, les concepts de diversité et d’empowerment…”
« J’ai l’impression de voir un nouveau monde en regardant la série !”
Actrice transgenre, Jamie Clayton interprète la hackeuse Nomi (transgenre elle aussi), une relative exception dans un monde où des acteurs qui s’identifient au sexe assigné à leur naissance squattent les rôles de trans. Il y a eu Louis(e) sur TF1, récemment. Même Transparent, l’une des créations actuelles les plus progressistes, a fait appel à Jeffrey Tambor.
“Ce qui m’a attiré dans Sense8, précise Jamie Clayton, c’est de jouer un personnage transgenre dont la transidentité n’a rien à voir avec l’intrigue. Nomi est présentée en tant que femme transgenre parce qu’elle existe, parce que nous existons, parce que j’existe. Mais l’histoire ne repose pas sur sa transition. Souvent, les scénaristes se sentent obligés de donner un sens particulier à notre existence en montrant un parcours. Avec Nomi, il n’y a pas besoin de cela et c’est sans doute parce que l’une des personnes qui l’écrit est trans (Lana Wachowski – ndlr). Nous avons évolué. J’ai l’impression de voir un nouveau monde en regardant la série !”
Ce monde nouveau est aussi celui d’une représentation libérée des corps que les nombreuses scènes de sexe – toujours plus ou moins collectives ! – soulignent avec vigueur. “Du point de vue du sexe et de l’amour, Lana veut explorer encore davantage cette saison les points sensibles des personnages, reprend Miguel Angel Silvestre. Sense8 montre des femmes et des hommes se donnant du plaisir et en recevant. Etrangement, c’est assez novateur. Pour moi, les huit ‘sensates’ deviennent comme une fleur à huit pétales : certains sont généreux, d’autres doux ou plus brutaux…” Jamie Clayton, de son côté, prône une certaine forme de bon sens. Si Sense8 est subversive, notamment sur sa manière de montrer le cul, c’est parce que l’époque ne l’est pas assez. Décoincés de tous les pays, unissez-vous. “Tout ce que montre la série arrive dans la vraie vie. Des gens font l’amour comme dans Sense8 depuis très longtemps. On le représente pour la première fois à l’écran, peut-être, c’est vrai. Mais c’est le monde dans lequel nos fans vivent. Le niveau de violence et de gore que l’on peut montrer en Amérique est hallucinant, et personne n’a de problème avec ça. Mais quand je fais une interview, les gens veulent me parler du fait que deux femmes sont au lit ensemble et utilisent un gode. Moi je trouve ça dingue qu’on s’en étonne, parce que cela arrive des dizaines de milliers de fois chaque jour. Je ne comprends pas qu’on soit choqué. Les gens baisent. Et s’ils baisaient plus, il y aurait peut-être moins de violence.”
“Soit votre vie est définie par le système, soit elle défie le système”
La violence. Les conflits. L’instabilité radicale du monde de 2017. Tout cela hante la série, qui relaie des thématiques politiques présentes dans le travail des Wachowski depuis la trilogie Matrix et largement développée depuis, que ce soit dans Cloud Atlas ou V pour Vendetta. “La guerre froide a laissé place à une interminable guerre contre la terreur”, entend-on au détour d’un épisode, avant que Nomi ne prononce son slogan : “Soit votre vie est définie par le système, soit elle défie le système.”
Un commentaire, Jamie Clayton ? “J’avais oublié cette phrase et je me rends compte de son importance. Plus que jamais aujourd’hui en Amérique, je vois des gens qui ne se laissent pas faire, comme je n’en ai jamais vu dans ma vie. Il se passe des choses politiquement par lesquelles je ne me laisserai pas définir. L’idée est de défier le système, avec l’espoir de progresser. Je ne jouerais pas dans cette série si je n’étais pas d’accord avec son message.” Miguel Angel Silvestre approuve ce message : “Beaucoup de choses se sont passées dans le monde cette année, souvent violentes. Mais nous avons aussi exploré des sensations et des idées très positives.”
Sense8 fait certainement rire les pessimistes et les partisans d’une froide lucidité, qui noteront son universalisme béat par temps de catastrophes et son outrance. Mais l’outrance est souvent une manière de mieux respirer. Et si l’intrigue principale de cette nouvelle saison – un peu comme la précédente – paraît singulièrement difficile à suivre et pour tout dire potentiellement répétitive et manichéenne, la série rappelle sans cesse sa pertinence en décollant beaucoup plus haut que ne le suppose son scénario. La mise en scène importe plus que ses mots ? C’est encore assez inédit dans une série mais réel ici.
Cette saison, les dix épisodes ont tous été réalisés par Lana Wachowski (tandis que sa sœur Lilly prenait une année off, après avoir annoncé sa transition de genre), laquelle a dirigé d’une main de fer écriture, tournage et postproduction. Un degré de contrôle rarissime, y compris à l’ère des showrunners stars, qui fait dire à Miguel Angel Silvestre que de “collaboration” avec Lana Wachowski, il n’y en a point, car “elle a tout dans la tête”.
« Lana Wachowski a tout fait sur cette saison 2. Seule »
Jamie Clayton confirme : “Ce que je peux dire, c’est que Lana a tout fait sur cette saison 2. Seule. Elle avait des coscénaristes, mais elle a tout réalisé et produit, approuvé les costumes, les décors, le montage… Je ne sais pas comment elle réussit…” L’admiration affleure devant une méthode unique, notamment au moment du tournage. Miguel Angel Silvestre ne s’est pas encore remis de l’expérience : “Lana n’utilise pas de storyboards et réécrit constamment les scénarios en fonction de l’actualité. Ce qui est unique dans son style de réalisation, c’est qu’elle fait durer les scènes pendant vingt minutes, sans répétitions. Le tournage est une suite de plongées en apnée. Elle se place derrière le cameraman et ils ne font qu’un, car elle le guide. Lana traque nos erreurs, nos faiblesses, notre spontanéité, elle refuse la perfection. Au début, c’est un peu difficile pour un acteur de ne pas contrôler son expression ou ses postures, mais j’ai confiance. Lana a la vision d’une utopie en elle et nous sommes ses vecteurs.”
Sense8 saison 2, à partir du 5 mai, Netflix