Présidentielle 2022 – Elles et ils ont répondu à la question “De quel pays rêvez-vous ?” dans notre numéro d’avril. Les écrivaines et les écrivains de “FICTIONS 2022” réagissent au résultat du premier tour de l’élection présidentielle.
Les mots ont macéré dans leur bouche pendant des mois. Bouches sales. Tellement macéré qu’ils n’ont plus de sens, les mots. Aucune consistance. Zéro poids.
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Alors comment te dire, France, que t’es toute seule, que tu fais honte à voir? Avec ta tronche d’abcès, ta mine défaite, ta gueule d’escarre. Incapable que t’es de t’assoir plus de cinq minutes face à toi-même. De te mater dans le blanc des yeux. De te réfléchir un minimum dans l’isoloir. Je veux dire te mater vraiment : déceler tes schémas, reconnaître tes erreurs, accepter tes responsabilités, ta part immense dans le bre-son de ton histoire. Mais tu ne veux pas.
Alors, ne dis pas un mot. Ferme ta gueule. Parce que c’est ça le vivre ensemble.
Préférant faire mentir les miroirs, tu respires le parfum de patchouli du gendre idéal qui se penche sur toi. Il te susurre qu’il a changé, qu’il ne recommencera plus, promis, juré… Ou plutôt si : parce que c’est nécessaire. Qu’il n’a pas le choix. Qu’il l’a fait à contrecœur. Qu’il le refera. Qu’il y a les devoirs avant les droits, que son devoir à lui consiste à te massacrer le crâne avant de te cracher dans le cou, et c’est comme ça. C’est même un peu de ta faute, dans le fond, mais il rajoute qu’il connaît la solution, ne t’inquiète pas, l’anti-cernes secret qui te passera l’air morose, le contouring ultime pour te rendre ta splendeur, le fond de teint parfait qui masquera l’ecchymose. Il vaudrait mieux, d’ailleurs, que tu ne le dénonces pas. Disons que ce serait préférable pour toi. Alors, ne dis pas un mot. Ferme ta gueule. Parce que c’est ça le vivre ensemble. Il y a les premiers de cordée et les autres en clef de bras. Et surtout parce qu’en face, il y a la bête. Elle grogne. Si, si, il le sait bien : il l’a lui-même nourrie.
Et c’est vrai qu’à mieux te concentrer maintenant, tu la sens, la bête. Immonde. Le bruit de ses chaînes qui s’entrechoquent. Son haleine sur ta nuque. Tu repères comme des notes poivrées de pissotières de fond de club. Comme la fragrance fraîche d’un bubon dans une vieille grole. Comme un accord ténu de vomi de vautour oublié en plein cagnard. Comme un bouquet entêtant d’intestins nécrosés en fleurs. Pourtant elle a pris la peine de faire peau neuve. Elle a fait des efforts. La langue raclée à la brosse métallique, elle te sourit de toutes ses dents, laissant apparaître son beau Grillz en or qu’elle espère populaire. Mais rien n’y fait. L’odeur de soufre ne la lâche pas. Elle a l’arôme des charniers. Les effluves du Vel d’Hiv. Les relents de Sétif. Et quelque part, France, j’ai peur que tu aimes ça.
Il n’y a qu’à te voir frétiller de la République à chaque attentat. T’exciter de tout ton universalisme quand il s’agit de nous séparer. Te caresser l’identité sur tes fantasmes de Croisés.
Il n’y a qu’à te voir frétiller de la République à chaque attentat. T’exciter de tout ton universalisme quand il s’agit de nous séparer. Te caresser l’identité sur tes fantasmes de Croisés. T’ériger la laïcité comme si c’était une religion. Cureter le peu de beauté de nos cœurs, à faire le tri entre frères et sœurs. T’émouvoir d’une guerre en fonction de la couleur de ses cadavres. Il n’y a qu’à regarder tes vieux prêts à sacrifier nos futurs quand il leur reste si peu à vivre. Il n’y a qu’à voir tes jeunes, déclarés en mort cérébrale, suivre le premier nabot venu, ânonnant sa Tourette du pire – troubles obsessionnels compulsifs. Tel un barge se proclamant détenteur de la lune, il te montre l’étranger du bout du doigt et toi, tu te cramponnes à tes bibelots dans une baraque déjà en flammes.
Dans le fond, on dirait que tu te languis que le pire revienne. Histoire d’avoir encore une nouvelle chance, une dernière chance, de réécrire l’histoire. L’atroce boucle. Mais tu sais, personne n’échappe à son passé. Encore moins toi. Aucun roman national, aucune fiction patriotique, aucune couche de mensonges ne saura empêcher ces taches brunes de remonter sur l’épiderme, là, ta vraie nature : pétrie de haine et de mépris, patrie des peines et du déni, pays de gangrènes, crasses et non-dits.
Je maintiendrai la bête en laisse
Ce soir je n’ai plus les mots, France. À force de macérer dans ta bouche sale, ils ne sont plus d’aucun secours. Ils sont trop vieux, les mots, aussi vieux que ta haine.
Dimanche, je m’arrangerai avec ma conscience. Pour moi-même, pour mes proches et mes lointains, pour tous mes textes à venir et pour toi ; je maintiendrai la bête en laisse. De l’histoire, la bête n’est pas seulement le déni. Elle est sa ruine et sa fin. On s’asphyxie chaque mois de mépris, c’est vrai. Mais, c’est d’un coup que la bête supprime. Alors la main poisseuse de compromis, je sortirai de l’isoloir. Bordel que je me ferai honte à voir.
Honte de me dire que je suis ton gosse.
Qu’au fond de moi, il y a forcément un peu de toi.
Et, séchant mes larmes à l’éponge verte, je prendrai mon mal en mal.
Et, refusant toute patience ; avec les dents ; je m’arracherai ce bout de toi.
Demain, la rage : je n’ai plus que ça.
Marin Fouqué, le 10 avril 2022 à 20 H 00.
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