L’art de la métamorphose cher au dramaturge argentin retrouve tout son piquant dans une mise en scène singulière de Thibaud Croisy, sublimée par un trio d’exception : Frédéric Leidgens, Emmanuelle Lafon et Helena de Laurens.
Redécouvrir Copi aujourd’hui, c’est se plonger dans le bain d’acide d’humour noir des années 1970-1980, jours heureux d’une contre-culture qui taillait en pièces le politiquement correct dont l’époque actuelle nous bassine. By the way, c’est aussi l’occasion de réaliser que les questions de genre et d’identité qui taraudent nos sociétés contemporaines, Copi les posait déjà il y a cinquante ans, et avec quel aplomb !
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Grâce soit rendue à Thibaud Croisy, exégète de l’œuvre de Copi qu’il côtoie depuis des lustres, de mettre en scène aujourd’hui L’Homosexuel ou la difficulté de s’exprimer, avec un trio d’acteur·trices époustouflant dans les rôles principaux : Helena de Laurens, Emmanuelle Lafon et Frédéric Leidgens incarnant respectivement Irina, Garbo et Madre. Un triangle amoureux et sexuel de haute voltige, avec la métamorphose comme règle de trois et la méchanceté volage comme équation de départ.
Premier piège : d’homosexualité il est fort peu question
Le résumé du programme lors de la création de la pièce en 1971, et dans la mise en scène de Jorge Lavelli, obéit à la sacro-sainte règle des trois unités au théâtre :“En Sibérie, Irina, homosexuel devenu fille à cosaques, est à la fois victime et tortionnaire de ses partenaires : La Madre et Madame Garbo. Ces deux dernières se disputent la possession spirituelle et physique d’Irina en essayant de l’entraîner dans une fuite ‘fumeuse’ vers la Chine.”
L’art de la chausse-trappe y est porté à son comble. Le titre, déjà, agit comme un premier piège, puisque d’homosexualité il est fort peu question. Les personnages principaux sont des transsexuels dont le sexe d’origine n’est pas toujours clairement établi. Par contre, “la difficulté de s’exprimer” est le thème majeur de la pièce, incarné par Irina la quasi mutique, écartelée entre Madre et Garbo qui s’arrachent ses faveurs et son cœur, sans parler de son cul. Crue est la langue de Copi pour dire les soubresauts du corps que malmène une relation toxique.
Les ruptures vont bon train, laissant advenir des silences palliant l’incapacité du langage
Autant dire que pour Thibaud Croisy – qui fit ses premiers pas de metteur en scène avec Le Frigo en 1983, écrivit ensuite sur les pièces, les dessins, les manuscrits de Copi et collabore aujourd’hui à la réédition de ses pièces chez Christian Bourgois –, l’adéquation est totale entre ses propres questionnements et ceux de l’auteur argentin : “Ce qui m’intéresse au théâtre, ce sont les rapports entre le corps et la langue. La manière dont la langue met le corps en mots ou échoue au contraire à dire ce que nous sentons. À quoi bon parler ? Vouloir être ?”, écrit Croisy dans la postface de L’Homosexuel (Christian Bourgois/“Titres”, 2021). “C’est une pièce sur ça justement. C’est l’histoire d’Irina, un personnage qui refuse d’entrer dans les mots, de se dire, de se qualifier. Face à elle, il y a Madre et Garbo, deux sorcières qui veulent à tout prix fixer l’identité, l’élucider, la faire coïncider avec une étiquette.”
Thibaud Croisy envoie valdinguer paillettes, perruques et toute l’imagerie habituelle accolée au théâtre de Copi pour se mettre au diapason de la pièce : la raideur, la nudité glacée d’une Sibérie qui enferme dans des camps ces “dégénéré·es” trouvent leur corollaire dans les dialogues au fil du rasoir, où les ruptures vont bon train, laissant advenir des silences palliant l’incapacité du langage. Un minimalisme totalement raccord avec la scénographie de Sallahdyn Khatir, une armature de grillage dessinant une coursive qui enserre l’aire de jeu et miroite comme le givre sous les lumières de Caty Olive.
Et puis, il y a les acteurs et actrices, prodigieux·euses. De simplicité, de folie assumée, de drôlerie acerbe. Avec Frédéric Leidgens, Emmanuelle Lafon et Helena de Laurens, la réunion de trois générations raconte une histoire du théâtre que Thibaud Croisy a composée comme un bouquet : “Je marie des peaux, des visages, des voix.” L’ensemble formant une formidable machine de jeu qui touche à l’intimité de chacun·e, là où l’identité se cherche, se dérobe ou s’affirme comme la plus intense expérience de la métamorphose.
L’Homosexuel ou la difficulté de s’exprimer de Copi, mise en scène Thibaud Croisy, avec Helena de Laurens, Emmanuelle Lafon, Frédéric Leidgens, Arnaud Jolibois Bichon, Jacques Pieiller. Du 17 au 23 mai, T2G – Théâtre de Gennevilliers ; du 29 septembre au 7 octobre, Théâtre de la Cité internationale, Paris (dans le cadre du programme du New Settings de la Fondation Hermès) ; du 28 novembre au 2 décembre, TU-Nantes.
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