L’Amérique nous avait habitués aux acteurs présidents, voici un cinéaste président. Patrice Chéreau présidera le jury de Cannes, alors qu’Arte diffuse cette semaine Son frère, film magnifique, réalisé contrairement à ses habitudes comme une opération commando. Un artiste touche-à-tout, de poids et léger, enfin reconnu comme un cinéaste à part entière. Par Christian Fevret et […]
L’Amérique nous avait habitués aux acteurs présidents, voici un cinéaste président. Patrice Chéreau présidera le jury de Cannes, alors qu’Arte diffuse cette semaine Son frère, film magnifique, réalisé contrairement à ses habitudes comme une opération commando. Un artiste touche-à-tout, de poids et léger, enfin reconnu comme un cinéaste à part entière.
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Par Christian Fevret et Olivier Nicklaus Photo Renaud Monfourny
ENTRETIEN > En 1994, l’année où votre Reine Margot était présenté à Cannes, on y a vu des films de Téchiné, Assayas ou Cédric Kahn, dont on disait qu’un petit budget avait fait du bien à leur cinéma. Diriez-vous la même chose pour Son frère aujourd’hui ?
Patrice Chéreau : Totalement. J’adore faire des grands films, j’ai eu des grosses équipes, puis des moins grosses, puis une trop grosse sur Intimité. Pour Son frère, j’ai eu la plus petite que j’aie jamais eue, huit personnes en tout : pas de scripte, pas de maquillage sauf pour les effets spéciaux de temps en temps. Or c’était un incroyable bonheur. Et le plaisir qu’ont eu les gens à faire ce film se voit : il y a eu une harmonie incroyable. C’était lourd à porter, mais je pense que c’est un des films les plus agréables que j’aie jamais fait. Il arrive souvent dans le cinéma qu’on ait trop de moyens. Intimité en est la preuve : je n’ai jamais eu besoin des quarante-cinq personnes. Ils ne foutaient rien! On était quatre sur le tournage des scènes intimes !
Même si le peu d’argent a joué en faveur de Son frère, les problèmes de financement du cinéma français vous inquiètent-ils ?
Oui, il y a une règle à réinventer complètement. Depuis l’effondrement du rôle de Canal+, le cinéma français a perdu son financier, toutes les productions sont fragilisées. Le travail que faisait Canal+ sur les films, TPS ne le refera pas. TF1 non plus : ils ne font pas les mêmes films, ils n’ont pas les mêmes demandes. Là, je suis paumé. Pour mon prochain film, je ne sais plus à qui m’adresser en France. On est obligé de bricoler. Ce qui n’est pas forcément qu’un mal : il peut sortir du bon d’une période d’urgence et de vaches maigres.
Venant du théâtre, il vous a été difficile de vous faire accepter par le monde du cinéma.
Oui, ça l’a été, mais ça ne l’est plus maintenant. Au départ, je me suis fait dire à chaque film que c’était du mauvais cinéma, que je ne savais pas filmer parce que je faisais du théâtre. On m’en a parlé jusqu’à La Reine Margot. Ça ressort encore parfois. Un soir, tard, pendant la promo d’Intimité ou de Ceux qui m’aiment…, j’allume ma télé et j’entends un type dire « Quand on pense qu’il fait du si bon théâtre, et qu’il nous emmerde à faire du cinéma. » Je me suis retrouvé comme un con devant ma télé : « Mais qu’est-ce qu’il me veut, celui-là ? » Au début, je trouvais ça normal parce que je ne me convainquais pas moi-même. Je pensais que les scénarios étaient faibles, que le premier film vraiment intéressant était L’Homme blessé, qu’il y avait des tas de bonnes choses dans La Reine Margot, mais que ce n’était pas totalement abouti.
Quand les choses ont-elles changé ?
Le jour où j’ai fait Ceux qui m’aiment prendront le train, je me suis dit « Ah, tu as changé. » Voilà un cinéma que je reconnais et que j’ai envie de faire. Depuis ce jour-là, qui date de 1997, donc de six ans seulement, j’ai eu la force de me dire « Je me fous de ce que les gens peuvent penser. » A un moment donné, puisque j’étais en position de faiblesse, j’étais même au bord de renier le fait que j’aie fait du théâtre. Si on me disait « Il y a du théâtre dans votre cinéma », je hurlais. Si on me le dit maintenant, ça ne me dérange plus : c’est vrai, et c’est ce qui fait la vérité, non pas de mes films, mais de mes racines. Le théâtre est clairement ma langue maternelle. Ce qui ne veut pas dire que je ne suis pas totalement bilingue. Encore deux films et je vais réfléchir vraiment aux rapports entre le théâtre et le cinéma.
A un moment, on pensait que vous vouliez définitivement arrêter le théâtre pour vous consacrer entièrement au cinéma jusqu’à Phèdre, à la rentrée dernière.
J’ai arrêté le théâtre. Phèdre est l’exception qui confirme la règle. Le théâtre s’éloigne, et le fait que j’ai monté Phèdre ne change rien au problème. Mais à force de m’entendre dire « Je n’en ferai plus », je me suis demandé si ce n’était pas une réponse automatique, et j’ai donc eu la curiosité de savoir où j’en étais par rapport au théâtre. Le théâtre a une importance que je ne peux pas éliminer de ma vie. On a envie de savoir où on en est. Comme quand on revoit des parents.
Qu’en avez-vous conclu ?
Qu’il fallait en faire rarement. Que le spectacle n’aurait pas été pareil si j’en avais fait tous les ans. Le théâtre compte trop dans ma vie pour le faire de façon machinale.
Prenez-vous la présidence du jury cannois comme une reconnaissance par le monde du cinéma ?
Sincèrement, un petit peu, oui. Je l’ai pris comme une chose qui fait très plaisir. Et puis, si on va à Cannes, autant être président du jury. Je pense que c’est la meilleure place. Parce que quand on présente un film, c’est l’enfer. Surtout pour les films français. Cannes n’est pas forcément la place idéale pour un film français : Berlin est sans doute plus approprié.
Vers quel cinéma êtes-vous d’abord porté comme spectateur ?
Le premier cinéma que j’ai aimé, c’est l’expressionnisme allemand. Grâce à la cinémathèque de la rue d’Ulm, j’ai une assez bonne connaissance de ces films muets et, ensuite, des premiers films parlants allemands des années 30, à commencer par M le Maudit et tout ce qui relève un peu de la même époque : Eisenstein ou Orson Welles. Ça, c’est mon enfance. Il y a même eu une époque où j’étais choqué que les films soient en couleurs ! Mais le jour où j’ai fait mon premier film, j’ai compris qu’il y avait loin de la théorie à la réalité.
Vous jouez également dans Le Temps du loup de Michael Haneke, présenté hors compétition à Cannes. Pourquoi avoir accepté d’y être acteur ?
Acteur, c’est un poste d’observation très privilégié, c’est pour ça que je le fais: pour avoir un dialogue avec quelqu’un que j’admire, qui est Michael Haneke, le seul réalisateur avec lequel j’arrive à parler. Et j’adore regarder les autres faire : c’était déjà le cas avec Wajda sur Danton ou Chahine sur Adieu Bonaparte.
Comment est né le projet de Son frère ?
En septembre 2001, je travaillais sur le scénario de mon prochain film, Napoléon. Pour nourrir ce scénario-là, j’ai lu le livre de Philippe Besson, parce qu’il raconte une agonie, la dégradation d’un corps d’une façon très crue. Je l’ai trouvé bien par moments, moins à d’autres. Sur le coup, je n’ai pas pensé une seconde à l’adapter. Et puis la production du Napoléon a sauté en janvier 2002 et je me suis retrouvé sans rien, sans travail. Mon ami, le chef opérateur Eric Gauthier, me dit alors « Tu n’as qu’à faire un film. » Je lui réponds : « On ne peut pas faire un film en six mois ! » Il insiste : « Mais si, Olivier Assayas a bouclé Irma Vep en six mois, du premier jour d’écriture au dernier jour de mixage. » Je résiste : « Je ne suis pas du tout capable de faire ça, ce n’est pas dans mes traditions. » Mais j’ai commencé à y réfléchir. Et tout à coup, le livre m’est revenu en tête : j’avais été frappé par le sujet, par les relations entre deux frères, par la présence des corps dans cette relation, par la maladie et ce qu’elle déclenchait. C’est d’ailleurs presque moins un film sur la maladie que sur ce qu’elle déclenche : les retrouvailles entre les deux frères.
Lorsque vous avez commencé à penser au film, vers quoi vouliez-vous tirer cette relation entre deux frères ?
Dans le livre, c’est le frère le plus jeune, le cadet, le plus beau, le fils préféré, qui meurt. Or moi, je ne connaissais pas cette situation-là. Je trouvais ça trop romantique pour un film. J’ai donc imaginé que ça devait être le plus âgé à qui arrivait le mal, que le frère préféré serait le plus âgé et que cela pèserait sur le plus jeune. Il faut dire que je suis un frère cadet, donc je ne sais pas ce que c’est que d’être l’aîné et d’avoir un frère plus jeune que soi. J’ai donc restitué l’histoire de mon propre point de vue. D’autant plus que je connais la situation de quelqu’un qui ne voit plus son frère. Je l’ai fait tellement vite que je n’ai pas trop eu le temps de réfléchir, je l’ai écrit comme une sorte de variation sur un livre que j’avais lu. D’une seule traite, en quinze jours, j’ai fait un plan de film chose que je n’avais jamais faite. Autre chose que je n’avais jamais faite : le produire moi-même avec Arte et agnès b. Avec une facilité déconcertante.
En quoi les contraintes, de temps et financières, sont-elles devenues des atouts pour le film ?
On va très vite à l’essentiel, on prend les décisions plus rapidement. Par exemple, la distribution a dû être pensée très tôt, afin de pouvoir faire maigrir l’acteur qui jouerait Thomas : il fallait au moins trois mois pour qu’il maigrisse lentement, pour que ce ne soit pas dangereux. Il fallait aussi trouver un hôpital très rapidement : je me suis naturellement tourné vers un service hospitalier dans lequel j’avais été opéré. Et on a donc commencé cette chose ahurissante qui est de tourner dans un hôpital, ce qui est souvent refusé. Toutes les infirmières qu’on voit dans le film sont celles de Beaujon. On voit même des malades. On a tourné en juillet et août : on avait un bout de couloir, mais l’hôpital n’était pas fermé.
Cette urgence et cette concision ont-elles fait évoluer votre mise en scène ?
Oui, ça m’a contraint à des partis pris plus radicaux. Par exemple : peut-on tourner toute une scène dans un seul plan fixe ? Et de temps en temps, j’ai fait des séquences entières où je disais « Essayons de tout résoudre en un plan. » Ce qui veut dire ne jamais modifier la durée de ce plan. Je me suis aussi posé la question de la distance : souvent, je suis trop près des visages, jamais assez loin. Je n’ose pas assez les plans larges. Ou bien je les tourne, comme dans La Reine Margot, mais je ne les monte pas. Sur Son frère, j’ai tourné des plans plus larges, plus fixes, et la caméra bouge moins pourtant c’était caméra à l’épaule. D’ailleurs, je me suis dit : « Tu es quand même gonflé : il suffit que tu tournes un film pour la télé pour que, brusquement, tu te mettes à faire des plans larges ! » En cela, c’était un dialogue avec mes autres films. Je me suis dit : « Tu vas t’élargir, oui ou merde ? » Eric Gauthier a une virtuosité incroyable avec la caméra à l’épaule. C’est souvent dans les contraintes formelles qu’on gagne du temps.
D’où vient le sentiment de calme que dégage le film ?
Le calme vient de l’hôpital on n’avait pas le droit de claquer une porte, par exemple. Et d’autres choses aussi : l’amaigrissement de Bruno Todeschini n’était pas du maquillage, mais un vrai régime draconien. Dans les derniers jours, il en était à trois pommes par jour. Il était suivi par un médecin. A la fin, il était tombé à 7,5 de tension. Il a même fait un malaise. Or j’ai découvert aux essayages qu’il marchait deux fois plus lentement que d’habitude. Ses gestes lents ont ralenti tout le film j’ai même eu peur qu’il soit interminable. Du coup, j’ai dû trouver une autre façon de raconter l’histoire rapidement.
Son frère est aussi un film sur le renoncement. Souvent, quand les gens sont très malades, on loue leur courage comme si on n’était digne qu’en se battant. Or voilà quelqu’un qui renonce devant la maladie et le film lui accorde ce droit.
Je fais partie des gens qui pensent qu’il y a des chances de guérison plus grandes si on se bagarre. Et que, à un moment donné, si on baisse les bras, la maladie prend le dessus. Mais le sujet, ici, c’était quelqu’un qui découvre sa propre fragilité. Apparemment, c’était le frère le plus séduisant, pour qui la vie a été la plus facile. L’autre a toujours été brimé, plus secret, plus terne, avec une existence d’instituteur moins brillante. Pourtant, à l’hôpital, le père dit au cadet une chose horrible mais juste : « Toi, tu te serais battu. » L’autre découvre sa propre fragilité, ce qui doit être troublant dans sa situation de réussite apparente. C’est ça qui s’écroule : une vie fondée sur une apparente facilité.
L’histoire entre les deux frères, c’est une histoire d’amour qui (re)naît dans le drame. Comme dans La Reine Margot, où la relation entre La Môle et Margot naît au milieu du chaos et du sang.
Ça arrive souvent. Pour La Reine Margot, c’est cette scène où La Môle et Margot se rencontrent qui m’a donné envie de tourner le film : à la fin du massacre, il frappe à une porte, on lui ouvre, il tombe sur elle et en tombe amoureux. Je comprends très bien ça. Quand on parle de deux frères (pas trois, pas quatre, pas un frère et une s’ur), vers 8-10 ans, il y a un eden vite perdu. Une relation incroyablement forte qui évolue ou disparaît. Et avec ce film, j’avais deux frères chez qui ça avait complètement disparu, qui se repoussaient. L’intéressant était d’aller fouiller ça. Et j’aime bien la scène où, sur la plage, Luc engueule très violemment son frère qui est en train de crever. J’aimais bien ce paradoxe.
Ça fait écho à des choses que vous avez vécues ?
Oui, mais c’est très personnel, ça. Je n’entre pas trop dans les détails, parce que j’ai un frère aîné…
Le film est tendu et sombre, mais dégage un sentiment de sérénité à la fin : autant dans la façon de Thomas de disparaître que dans la façon de Luc de réagir à cette disparition.
Il y une sorte d’évidence pour Luc : s’il a accompagné son frère jusque-là, son travail est fini. Pour lui, son frère est là où il voulait être, le compte qu’il avait à régler avec lui est apuré. Ils se sont tout dit. Luc a accompagné Thomas jusqu’au bout, Thomas a voulu partir seul. La tristesse viendra plus tard. J’ai souvent cette impression quand quelqu’un meurt.
Vous redoutiez d’aller, avec le temps, vers des choses plus confortables. Or le sujet de Son frère est tout sauf confortable.
Ma nature fait que je vais toujours vers les choses les moins confortables. Je ne vais pas à la chose franchement désagréable, ni totalement rebelle, mais ma nature profonde est de ne pas avoir envie de refaire ce que j’ai déjà fait. C’est ce qui me fait avancer. C’est toujours l’enjeu d’un film, d’une pièce de théâtre : vais-je toucher des choses que je n’ai pas encore touchées ? C’est ce qui fait le sel de la vie. Je n’aime pas la routine. Je le vois en tournage : parfois, je fais le plan comme je crois savoir le faire, mais je suis puni tout de suite car ça ne va pas, je dois recommencer le lendemain. Dans Phèdre, je me souviens avoir eu honte de dire aux comédiens : « Ça ne marche pas là, et pourtant, ça marchait dans La Solitude… »
Malgré la réussite de Son frère, les « gros » films vous manquent-ils ?
Je n’aurais pas envie de rester cantonné aux petits films. Comme un peintre qui ferait des miniatures et qui se dirait « J’ai les moyens de faire une grande fresque. » D’où l’envie d’une narration ambitieuse avec Napoléon. On ne raconte pas les mêmes histoires quand on a la largeur. Et je me sens les épaules de raconter des histoires très amples. J’ai toujours pensé que je savais plus ou moins le faire, que j’avais l’énergie en moi pour y arriver. ||
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