À quelques heures du premier tour, “Les Inrocks” ont interrogé Céline Braconnier, directrice de SciencesPo Saint Germain-en-Laye et spécialiste de la participation électorale, sur la question de l’abstention. Comment a-t-elle évolué et quel âge ont vraiment les abstentionnistes ?
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En matière d’abstention, l’âge modifie-t-il notre rapport à la culpabilité ?
Ce qui est étonnant c’est que ceux qui sont plus âgés n’y croient pas plus, mais continuent d’aller voter. Cela donne des sorties d’urnes très tristes quand l’abstention est élevée. Avec des réflexions du genre: “je ne crois pas que cela va changer quoi que ce soit, je ne me fais pas d’illusion, mais c’est mon devoir d’y aller, des gens sont morts pour pouvoir voter”. On s’étonne toujours du taux d’abstention, mais vu le niveau de défiance et de désenchantement politiques, ce qui est curieux c’est, en réalité, à quel point les gens continuent de voter. 9 inscrits sur 10 ont voté à la dernière Présidentielle, 90 % des gens ont au moins voté à l’un des deux tours, ce qui indique bien qu’il n’y a pas, jusqu’à aujourd’hui, de véritable rupture avec le vote lui-même. Les abstentionnistes des élections intermédiaires sont en réalité, pour la plupart, des votants de la présidentielle. La différence générationnelle n’est pas dans le rapport à la politique, dans le niveau de croyance ou de défiance, mais plutôt dans la manière dont cela se traduit ou non en termes de participation. Chez les plus âgés, le devoir continue à faire voter. Les femmes ont encore la mémoire du temps où elles n’avaient pas le droit de vote. Les jeunes ont une approche plus pragmatique et finalement plus exigeante à l’égard de l’offre électorale, ils sont beaucoup plus intermittents dans leur participation.
Est-ce que cela signifie que l’abstention a de beaux jours devant elle ?
Puisqu’un facteur générationnel est dissimulé derrière le facteur âge, on n’est pas sûr d’être arrivé au bout de l’abstention. Si les jeunes d’aujourd’hui ne se mettent pas à voter plus, on peut s’attendre – si l’on ne fait rien – à ce que le niveau d’abstention soit encore plus élevé dans 20 ans.
Y a-t-il d’autres causes concrètes à cette abstention des jeunes ?
Oui, s’ils s’abstiennent plus, c’est aussi qu’ils sont moins bien inscrits sur les listes électorales. Les 25-29 ans le sont à 40 %, c’est la catégorie la plus mal inscrite en 2017 et en 2022, il se pourrait qu’ils le soient encore plus. Dans cette tranche d’âge, il y a les étudiants, les jeunes cadres qui s’éloignent des centres-villes et déménagent, mais aussi les locataires des quartiers populaires soumis à un important turn-over résidentiel. De façon conjoncturelle, la guerre en Ukraine a commencé la semaine où les listes électorales ont été clôturées, et la campagne de mobilisation en faveur de l’inscription et de la réinscription est passée à l’arrière-plan, à peine perceptible. Or les mal inscrits s’abstiennent trois fois plus, car ils vivent loin de leur bureau de vote et le coût pour s’y déplacer est jugé trop élevé. Dans une période où le scepticisme à l’égard de l’utilité du vote est fort et où la défiance politique est grande, le moindre obstacle supplémentaire à la participation peut être rédhibitoire. Les gens qui activent des procurations représentent une petite proportion de la population, c’est la plus politisée. Et même, la mise en œuvre de cette procuration nécessite un effort de déplacement.
Quelles sont les solutions pour combattre l’abstention ?
La plus radicale, facile à mettre en œuvre, tient au fait qu’on est une des seules grandes démocraties, avec les États-Unis, à imposer une procédure administrative d’inscription sur les listes électorales comme préalable à l’exercice du droit de vote. Dans la plupart des démocraties européennes, l’inscription est automatique dans la commune où l’on emménage. En 2017, on comptait 7,6 millions de mal inscrits. Il faudrait déjà supprimer cette procédure pour rendre possible la mobilisation de chacun, à côté de chez lui, au dernier moment. C’est justement sur les potentiels abstentionnistes que les derniers moments de la campagne sont les plus importants. S’ils sont mal inscrits, l’effet incitatif des derniers jours est annulé car ils ne peuvent pas se retourner. C’est vraiment un réservoir de voix perdues. Nous sommes dans une société de mobilité géographique mais avec des procédures électorales héritées d’un temps où les gens étaient beaucoup plus stables. En supprimant l’inscription, on ne réglerait évidemment pas le problème de l’abstention mais au moins un des obstacles supplémentaires et on rendrait matériellement possible un vote facile. D’autant qu’en France, nous n’avons pas d’alternative au vote à l’urne, comme le vote à distance. Si on pouvait voter par correspondance, ces questions de mal inscription auraient moins d’importance.
Pourquoi cette réticence au vote à distance ?
Un certain nombre d’élu·es sont attachés à ce rituel du vote à l’urne. Plusieurs pays ont saisi le contexte de la crise sanitaire pour faire évoluer les règles électorales. Aujourd’hui, 1/4 des Allemands votent par correspondance, sans parler des États-Unis. Il est certain que le rituel de l’isoloir est satisfaisant pour certaines catégories de citoyens qui y sont attachées, mais lorsqu’on atteint de tels niveaux d’abstention, il faut se poser la question de son coût pour notre démocratie. Il ne s’agit pas de le supprimer évidemment mais d’en faire une des modalités parmi d’autres et de permettre par exemple un vote anticipé par correspondance pour ceux dont ça faciliterait l’inclusion politique. On cite souvent l’exemple de l’Estonie car on peut, depuis 2005, y voter depuis son téléphone. Les enquêtes montrent que les Estoniens ne veulent absolument pas revenir en arrière. Ils ont au contraire reconstitué des rituels, ils organisent des soirées, chacun s’isole pour aller voter sur son téléphone, puis ils se félicitent et boivent un verre. Mais néanmoins, du fait du manque de sécurité numérique, peu de grands pays sont aujourd’hui prêts à basculer jusque-là. On peut toutefois étendre le vote par correspondance papier, qui existe déjà pour les Français de l’étranger et les détenus.
Cette génération Z décrite comme militante et engagée n’est-elle pas dans une contradiction à bouder ainsi le vote ?
L’idée circule beaucoup mais me pose problème en tant que sociologue. On n’a pas de données sur lesquelles s’appuyer pour considérer qu’on est face à une génération ultra engagée. Pour le vote, on a les listes d’émargement mais pour mesurer le poids de l’engagement des Marches pour le climat, on n’a pas les mêmes outils de mesure. Il faudrait pouvoir objectiver cet engagement militant avant de faire un quelconque lien avec le vote. Ouvrir les yeux sur ces autres formes d’engagement non pérennes mais réelles est nécessaire, mais en faire une cause de l’abstention, cela pose problème car rien ne permet de l’étayer objectivement. L’engagement des jeunes dans des structures associatives existe, ou même des formes de solidarité qui s’exercent à côté de chez soi hors de tout cadre structuré et cela nous dit que ces jeunes ne sont pas individualistes, qu’ils s’intéressent, qu’ils sont prêts à jouer le jeu du collectif mais sans connexion avec la sphère politique et institutionnelle. Or nous sommes dans une démocratie représentative. Si les engagements se font sur les lieux de vie, sans se traduire dans les canaux institutionnels, les jeunes quand bien même ils s’engagent, restent à côté, inaudibles depuis les lieux où le pouvoir s’exerce. En restant en dehors des urnes, ils n’ont pas beaucoup de canaux pour se faire entendre. D’autant que le rôle des structures d’intermédiation entre vie quotidienne et la sphère institutionnelle a considérablement diminué : partis, syndicats, associations liées aux politiques locales. Cette articulation jouait un rôle d’entraînement en faveur du vote, il n’existe plus.
Propos recueillis par Céline Cabourg.
À lire : La Démocratie de l’abstention de Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen (Éd. Gallimard)
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