Déjà vénéré aux Etats-Unis et en Angleterre, le groupe français Her fait partie des plus habiles rénovateurs de la soul. Avant un concert au Printemps de Bourges, petite visite dans son fief breton, histoire de voir comment naissent en studio ces chansons qui sentent le sexe.
La “clause Molière” ne passera pas par Her. Sur ses lieux de travail – le studio, la scène –, le groupe breton refuse farouchement le français. Il pense, écoute, lit strictement en anglais, au nom d’un apprentissage forcené, en immersion dans la langue et la culture. “La langue anglaise et la culture américaine ont forgé notre façon de réfléchir”, affirme Victor, chanteur et clavier. A tel point que Simon, bassiste et chanteur, a passé une partie de sa scolarité dans un lycée d’un bled entre Chicago et Detroit pour non seulement parler l’anglais, mais surtout parler l’Amérique.
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“Des Etats-Unis, on a appris cette notion de compétition, d’excellence, même dans des domaines aussi dérisoires que la fanfare du lycée, dit-il. J’étais au conservatoire à Rennes avant de rejoindre la fanfare du lycée du Michigan. La motivation, le nivellement par le haut sont sans commune mesure. Ça m’a poussé à tout donner. C’est cruel, impitoyable, mais ça explique pourquoi cette culture domine le monde.”
C’est pourtant l’anglais qu’ils parlèrent d’abord, avec un fort accent quasi mancunien, au sein d’un premier groupe mal peigné et agité du bocal, The Popopopops, qui empocha en 2009 le prix inRocKs lab. A l’époque, les ados Victor et Simon ne perdent pas une miette de ces expériences de scène, de studio, de chaos. Le groupe s’effilochant, ils s’accrochent l’un à l’autre, se poussant au surpassement dans une vie qui brûla tous les ponts pour que ne reste que la possibilité de la musique. Ils s’éduquent l’un l’autre au rythme de leurs trouvailles, mélangent leurs influences comme un couple ses humidités. “Ça dépasse l’amitié”, affirme sobrement Victor.
« L’anglais, ça laisse plus de place à l’inconscient dans la création »
Depuis la fin des Popopopops, Victor et Simon ont pris un accent nettement plus américain, calqué sur les disques de soul, de gospel ou de hip-hop qui font vibrer ces Français.
“Non, non, non, coupe Simon. On n’est pas dans le déni, dans le refus de notre propre culture. J’adore Murat, Bashung ou Nekfeu, par exemple… Mais il y a un tel poids de notre langue, de la tradition, qu’on se sent incapables d’écrire en français. L’anglais nous donne plus de libertés, y compris celle de faire des erreurs, d’utiliser une sorte de licence poétique… Ça laisse plus de place à l’inconscient dans la création. Alors, bien sûr, faire un genre de soul-music ici, il y a forcément une part de rêve, de besoin de s’évader… Les Etats-Unis, c’était un fantasme. Mais plus on tourne à l’étranger, plus je me rends compte que la France est un pays formidable, un motif de fierté. Mais il faut la voir de loin pour réaliser ça.”
Nostalgique d’une période qu’il n’a pas connue et qui n’a sans doute jamais existé, Simon regrette un temps où les musiciens n’étaient que musiciens, et pas communicants.
“Je suis musicien, pas publiciste. Cela prend beaucoup de temps, et demande beaucoup de concentration, d’explorer une idée. On ne crée pas pareil quand on est relié en permanence aux statistiques de likes, de followers… Est-ce que ça sert la musique ? Est-ce que ça influence la composition ?”
Pour fuir cette frénésie et ces tentations, le groupe a trouvé une parade : une maison à Dinard, où il se réfugie, vit et enregistre en autarcie, au rythme des petits plats cuisinés par Victor.
Alors que sort le copieux Tape #2, on retrouve Her dans son autre studio : l’appartement de Simon à Rennes. Au mur, des vinyles empruntés à son père témoignent d’une belle éducation en zigzags : 3 Mustaphas 3, Thelonious Monk ou Magma. “A l’adolescence, on se construit avec ou contre ses parents. Avec les parents cultivés qu’on a eus, on s’est construit avec”, se souvient Simon.
Ici et là, des instruments vintage – un piano Hohner, une superbe guitare Italia Mondial aux allures de cheesecake – côtoient un studio digital de pointe : un assez bon résumé de la musique de Her, qui refuse ce kitsch de carte postale que l’époque réserve à la soul-music depuis des années. Simon :
“La différence entre la collection de disques de mon père et la mienne, c’est le rap. Même si on joue de la soul, elle est largement informée par le hip-hop, ses outils et méthodes de production.” Victor complète : “On a grandi avec l’electro et la techno minimale, on ne pourrait pas faire de la soul classique. On est très vigilants, il faut que cela vienne vraiment de nous, de notre parcours. Quand on chante A Change Is Gonna Come de Sam Cooke, on s’approprie son texte, il résonne selon nos expériences, nous évoque Marine Le Pen.”
Un défi brillamment relevé : une heure pour composer une chanson
C’est cette production en couches infinies qui fait la force et le mystère de ces Five Minutes (que vous connaissez forcément en BO d’un spot Apple) ou du plus récent et complexe Blossom Roses, merveille de soul-music ronde et chaude, véritable poison des cœurs avec son rythme insaisissable. A Rennes, en travaux pratiques de son discours sur la production, le groupe s’est fixé un défi : une heure pour composer devant nos yeux une nouvelle chanson.
“Tu fais la drum et je commence la ligne de basse” sera le premier commandement de ce titre qui démarre sur le synthé Prophet 6 de Victor. “Choisis un tempo pour nous”, lance Simon. On opte pour 120 bpm, à leur stupeur. “On n’a jamais joué si rapide.” Du coup, ils composeront en 60, un beat sur deux. Victor déniche rapidement une ligne de séquence épaisse et poisseuse, montée en boucle. Un accord suspendu, à la Robert Wyatt, vient pacifier la rythmique implacable du métronome.
« Il nous manque juste Snoop Dogg »
Au bout de dix minutes, dès que Victor commence à psalmodier, le morceau prend des allures de James Blake en T-shirt à Memphis. Des notes tournent, fluctuent, se tordent sur un morceau de plus en plus languide, pendant que Simon se charge d’une ligne de basse dégingandée, qui ressemble à un yo-yo au fond d’une caverne : elle sonne comme le plaisir.
En souvenir d’un épisode déplorable de l’après-midi, quand des pigeons en rase-mottes ont sauvagement bombardé les costumes du show Las Vegas des deux garçons, Simon improvise un texte en crooner effondré : “Today a bird shat on me…” Dans une frénésie de jeu, il passe à la guitare, une Stratocaster qui a connu plusieurs guerres (l’Irak, le Vietnam…). Il en extrait un petit riff acide, étroit et raide comme son pantalon de costard. “Vas-y, vas-y, joue”, l’implore Victor qui, de son côté, ajoute percussions et parasites aux rythmiques encore en chantier. “Il nous manque juste Snoop Dogg pour tenir un morceau”, ricane-t-il, avant de tenter des chœurs soul navrés, en dépression nerveuse.
On parle logiquement de feu Child Of Lov, inventeur originel de cette soul macabre, translucide. Plus que dix minutes, il est temps de faire les voix. Simon prend le micro. “Libère le Nick Cave en toi”, lui conseille Victor. Retour sur le traumatisme du jour : “I took a walk in the park and then came bad luck”, chanté ou susurré sur tous les tons, de Michael Jackson à Curtis Mayfield. Le morceau est fini, Victor se sent obligé d’ajouter un chœur gospel possédé (le groupe semble peu doué pour les deadlines strictes) : “Shit all over me”. On réécoute, on tient un tube. Au moins sur Alouette FM.
“On aime s’imposer des contraintes »
On en a la confirmation : le studio, avec ses possibilités infinies, ses terrains de jeux illimités est un membre actif du groupe. Au même niveau que les trois fidèles musiciens (guitare, basse et batterie) qui viennent donner corps, muscles, nerfs et tripes aux expérimentations du duo. “On aime s’imposer des contraintes, explique Simon. C’est le seul moyen de développer une vraie direction artistique. Alors, nous éliminons impitoyablement parmi les centaines de titres en gestation. On aura toujours le temps de déconstruire notre son. Mais pour l’instant, on adore le canaliser, devoir faire des choix. Même si c’est agréable aussi de se perdre dans l’aléatoire, l’anarchie.”
Fidèles aux principes d’un de leurs maîtres – Kanye West –, ils revendiquent le fait qu’une chanson n’est jamais finie, figée. “J’aime découvrir de nouveaux albums qui viennent bouleverser mes habitudes, repousser mes limites, confirme Victor. Des artistes comme Kanye, Solange ou James Blake réussissent ça. Ça m’inspire.” “On est de plus en plus sensibles au discours radical, politique, enchaîne Simon. C’est un mélange de notre âge, de la situation en France et aux Etats-Unis, mais des gens comme Kendrick Lamar redonnent du sens à la création. Tant de gens font de la musique sans savoir pourquoi. On ne peut pas être dans la seule joliesse en 2017.”
« On devient Her grâce à nos costumes de scène »
Her a trouvé sa cause : la femme et par extension le féminisme. Mère ou amante, l’amour de la femme est au cœur de chacune des chansons du duo. Simon : “Même si on est deux Blancs de Bretagne, on vient du blues, du jazz, de la soul, des musiques dans lesquelles on se met à nu, on ne triche pas. On sait la chance qu’on a de vivre de notre musique. Ça donne des responsabilités.”
Avant de nous quitter, Simon et Victor emportent au pressing leurs costumes souillés par l’aviation rennaise. Vu leurs mines dépitées, voire anxieuses, on mesure quel petit drame intime s’est vécu dans l’après-midi. “Nos costumes, ça nous permet d’incarner quelque chose de plus grand que nous, confirme Victor. On devient Her grâce à eux. Cela m’autorise à être beaucoup plus sensuel, sexuel sur scène. En T-shirt, je me trouverais ridicule. Cela me permet d’assumer qu’on me regarde. Le Victor en costume sur scène, si à l’aise, si charismatique, c’est celui que je rêverais d’être au quotidien.”
ep Tape #2 (Barclay/Universal)
concert le 20 avril au Printemps de Bourges, avec Paradis, Parcels, Agar Agar, le 21 mai à Reims (festival La Magnifique Society), le 7 juillet à Hérouville-Saint-Clair (festival Beauregard)
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