Depuis le milieu des années 90, des intellectuels réinventent une pensée critique. Une mouvance protéiforme et mondialisée que décrypte le sociologue français Razmig Keucheyan.
En publiant la même année – 1993 – Spectres de Marx et La Misère du monde, Jacques Derrida et Pierre Bourdieu marquaient, du haut de leur piédestal prestigieux, le renouveau d’une critique théorique en France. Quatre ans après la chute du mur de Berlin, un an avant l’insurrection zapatiste, deux ans avant les grandes grèves de décembre 1995, six ans avant les manifestations de Seattle, ces deux textes retissaient un lien en partie brisé depuis les années 80 entre la théorie philosophique et la pratique politique : un fil reconstitué à partir de la réactivation d’un désir de transformation de l’ordre social.
Ce moment clé du milieu des années 90 fut une étape charnière conduisant vers un frémissement du champ des idées dans le monde entier, en jachère depuis la fin des illusions libératrices et révolutionnaires issues des années 60.
Depuis, le terrain activiste, nourri par un corps d’idées renouvelées, n’a cessé d’élargir ses territoires et d’affiner ses propositions, des questions d’identité aux théories de la reconnaissance, de la théorie “queer” au capitalisme cognitif…
Cette frénétique émergence théorique a fini par excéder le cadre fermé des intellos postmarxistes, postmodernes ou poststructuralistes, pour toucher un large public curieux et avide de théories, et pourtant encore défini par sa supposée dépolitisation.
De Toni Negri à Slavoj Zizek, de Jacques Rancière à Giorgio Agamben, d’Axel Honneth à Judith Butler, de Leo Panitch à Giovanni Arrighi, de Daniel Bensaïd à Fredric Jameson, d’Ernesto Laclau à Alain Badiou, plébiscité pour la radicalité de ses textes quasi-insurrectionnels (dont le bestseller De quoi Sarkozy est-il le nom ?), ces penseurs critiques ne sont pas exclusivement commentés dans les cercles autorisés : ils sont lus partout, par beaucoup, comme les nouveaux guides spirituels d’un monde à réenchanter, où la question de l’égalité – des droits, des identités, des imaginaires – doit se redéployer au risque d’un fatal recul démocratique.
Mais au fond, outre leur posture commune – celle d’une volonté de rupture avec l’ordre dominant –, qu’est-ce qui réunit tous ces théoriciens, issus de courants de pensée parfois éloignés, travaillant sur des objets diversifiés ?
C’est à ce travail d’éclaircissement d’une pensée aux mille ramifications que s’est attaché le sociologue Razmig Keucheyan dans un précieux ouvrage, dont la vertu première tient à son effort pédagogique. De sorte que sa cartographie servira de guide à tous ceux qui rêveraient de mieux saisir les concepts de ce renouveau critique. Grâce à des rapprochements pertinents entre des territoires dispersés de la pensée contemporaine, grâce à ses explorations au coeur de théories souvent conçues comme des laboratoires d’action pratique, Razmig Keucheyan aide à voir plus clair.
Pour l’auteur, l’un des traits caractéristiques de ces nouvelles pensées critiques repose sur une articulation subtile entre une fidélité au questionnement central des penseurs des années 60 – l’émancipation des sujets sociaux – et la reconfiguration de ses modes d’analyse adossés à l’époque mondialisée. De sorte que “souterrainement, les problèmes posés dans les années 60 ont persisté”, et réapparaissent même aujourd’hui “plus brûlants que jamais”.
L’hybridation conceptuelle et historique nourrit leurs oeuvres, notamment celles des plus novateurs d’entre eux. Toni Negri et Michael Hardt, dont les deux essais, Empire (2000) et Multitude (2004), ont servi de cadre théorique aux militants altermondialistes, relisent Foucault, Marx et Deleuze. Tout comme Zizek, qui y rajoute une couche de Lacan et de Derrida, eux-mêmes repensés par Butler ou Laclau…
A cette manière d’associer des références marquantes du structuralisme et du marxisme à des réflexions actuelles sur l’Etat, l’impérialisme ou le capitalisme, les penseurs critiques ajoutent de nouveaux objets d’analyse, comme le droit, l’écologie, la question ethnique ou les médias. Habermas ou Agamben interrogent les cheminements du droit dans le contexte d’une judiciarisation des sociétés et d’un rétrécissement des libertés publiques.
“L’état d’exception permanent” devient, selon Agamben, un “paradigme de gouvernement” qui génère, au coeur des espaces démocratiques, des populations “bannies” : une thèse reprise par des militants comme ceux du Comité invisible, prolongée aussi par des analyses d’intellectuels spécialisés, comme Mireille Delmas-Marty.
Pour étayer sa démonstration, Keucheyan dresse une typologie de ces critiques (les convertis, les pessimistes, les résistants, les novateurs, les dirigeants, les experts) qui se répartissent en deux grandes familles de pensée : ceux qui repensent la question du système global, politique, économique et culturel, et ceux qui redéfinissent les modes de libération des individus pris dans les mailles du système.
A la déconstruction du capitalisme d’Etat de Negri et d’Hardt font écho les écrits de Yann Moulier-Boutang sur le “capitalisme cognitif” ; à ceux d’Habermas sur les identités politiques postnationales répondent ceux d’Etienne Balibar sur la question du “cosmopolitisme”…
Au niveau des sujets de l’émancipation, vecteurs de la transformation sociale, l’oeuvre de Jacques Rancière sur “la part des sans-parts” et sur “l’égalité des intelligences” compte autant que celle d’Alain Badiou sur “l’événement”, et le travail de Judith Butler sur la “dénaturalisation” des identités autant que celui d’Axel Honneth sur le besoin vital de reconnaissance pour chaque individu…
C’est au carrefour de ces multiples visions théoriques que se construit le cadre d’une émancipation nouvelle, comme une invitation à transformer les hybridations ici répertoriées en une super-hybridation. Face à cet hémisphère gauche tonique, l’hémisphère droit aura peine à résister, faute de combattants intellectuels aussi prolifiques et revigorants.
Hémisphère gauche, une cartographie des nouvelles pensées critiques (Zones), 311 pages, 21 €
5 MANIFESTES A LIRE
Giorgio Agamben, Homo sacer (1998 et 2008)
Dans le prolongement de Foucault, le philosophe italien réinterroge la biopolitique et la question du droit en appelant à inventer une autre politique et à affronter le pouvoir là où il s’exerce.
Toni Negri et Michael Hardt, Empire (2000)
Best-seller de la contestation altermondialiste, l’essai théorise les contours de l’empire, forme suprême de la domination du capitalisme, et définit les nouvelles possibilités de libération émergeant de l’intérieur même de ce système.
Alain Badiou, Le Siècle (2005)
Après L’Etre et l’Evénement, le philosophe français réhabilite la politique à travers une analyse critique du XXe siècle, celui de la “passion du réel”.
Jacques Rancière, La Haine de la démocratie (2005)
Défense de la puissance subversive toujours neuve et menacée de l’idée démocratique.
Judith Butler, Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité (1990, trad. française 2006)
Le manifeste de la théorie “queer”, qui déconstruit la logique de genre et d’identité.