David Lynch à la télévision, c’est « Twin Peaks », oui, mais pas que. Toujours épaulé par Mark Frost, le metteur en scène a écrit et réalisé une série oubliée de tous : « On the Air », regard satirique et potache sur le monde on peut plus redoutable de la télévision. Focus sur une création tombée aux oubliettes et à la dimension contemporaine étonnante.
« This is the Lester Guy show, with Lester Guy ! ». C’est ainsi que s’ouvre la folklorique émission télévisée qui couvre la quasi-intégralité des sept épisodes de On the Air, la série oubliée de David Lynch et Mark Frost. Sept épisodes au cours desquels les créateurs de Twin Peaks dressent un portrait satirique et jubilatoire du monde de la télévision : une sorte de circus improvisé à la fois hostile et d’une magnifique naïveté. Et pourtant, ce véritable décalage lynchien n’aura pas convaincu la chaîne ABC, obligée de suspendre la série après seulement trois épisodes… Heureusement pour nous en France, On the Air a été intégralement diffusée sur la chaîne Canal Jimmy en décembre 1992, quelques mois après la première couverture aux Etats-Unis. Retour sur un fiasco qui n’en est pas vraiment un compte tenu de l’approche ébouriffante du metteur en scène, et également de son étonnant parallèle avec notre époque.
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Une « situation-comedy » satirique
Un an seulement sépare la saison 2 de Twin Peaks, terminée en été 1991, et On the Air. Aux antipodes de la saga policière au coeur d’une bourgade délirante et pleine de secrets, On the Air emploie une tonalité plus propice à la satire et au burlesque : la « situation-comedy », ou cette faculté de faire jaillir l’humour dans une seule unité de lieu avec des coûts de production limités. Ici, Lynch nous offre le cadre unique d’une émission de télé enregistrée dans les studios de la chaîne ZBC – parodie de la chaîne hôte ABC – et pilotée par un producteur véreux (Miguel Ferrer, pas si lointain de son rôle d’Albert Rosenfeld, l’agent du FBI doté d’un mépris inimitable, dans Twin Peaks). Malgré l’hostilité de la direction – comme un symbole de l’avenir de la série -, l’amateurisme des techniciens et l’improvisation totale du Lester Guy Show fera son succès auprès de téléspectateurs, complètement aseptisés par leurs télévisions. Belle ironie que cette volonté des deux auteurs de s’engager dans une critique mordante du monde de la télévision, quelques mois après avoir redéfini les règles de la série moderne…
Pas étonnant que la chaîne ABC, déjà hôte de la série Twin Peaks, n’ait pas permis à On the Air de rouler davantage sur les rails de la comédie corrosive. La « situation-comedy » made in Lynch a effectivement cette volonté de déchirer le mythe télévisuel pour mieux dépeindre sa bassesse. Outre ce regard sur la contre-productivité télévisuelle issue d’un manque de moyen considérable et d’une certaine idée de la médiocrité, Lynch décline la subtilité de son style, à mi-chemin entre le comique et l’étrange. Le symbole le plus parlant : ce condensé de personnages loufoques qui aspirent la moquerie. Difficile de retenir les fous-rires face à cette harmonie du ridicule : un jus de tomate parsemé de sucre et de lait, une marionnette appelée « Mr. Cacahuètes », un pet dans le générique… La télévision n’est exploitable que lorsqu’elle est transgressée, une surenchère qui nous remémore la prestation littéralement habitée de Peter Finch dans le Network de Sidney Lumet.
Une ode à l’idiotie
Au-delà du style également parsemé des mélodies jazz d’Angelo Badalamenti, l’histoire simpliste de la série – et du Lester Guy Show – se focalise sur Lester Guy, un acteur ringard en fin de carrière interprété par Ian Buchanan (alias le méprisant Dick Tremayne dans Twin Peaks), dans sa conquête désespérée de revenir sur le devant de la scène. Mais une certaine Betty Hudson, grande blonde constamment fringuée en poupée, le devance : une rivalité s’installe et se solde sur des cocasseries (souvent) révélatrices de la malchance de l’un et de la naïveté (touchante, il faut le dire) de l’autre. Tout un microcosme se forme, ouvrant la porte à des running gag à la recherche de la moindre esquisse de décalage : les « Hurry-up Twins » (les frères siamois pressés) toujours annoncés par une voix off, l’accent allemand du réalisateur traduit par une assistante pot-de-colle, ce malvoyant capable de voir « 25,62 » fois mieux que nous… La logique de la bêtise trouve son point de chute dans chacun des personnages, et c’est aussi ça l’histoire de On the Air : faire l’ode de la confusion et de la bêtise pour aspirer le rire – difficile de ne pas penser aux différentes pastilles comiques de Twin Peaks.
Même si l’alchimie entre le style satirique et la simplicité désarçonnante de l’histoire est parfaite à nos yeux, ABC n’aura pas permis à la série d’étaler son propos. Et pourtant cette découverte d’une série qui date d’il y a plus de vingt ans trouve un sens contemporain qui la rend aussi alarmante que jouissive. A notre époque des émissions de télé improvisées et à la conception ultra-douteuse qui attirent des millions de téléspectateurs, On the Air constitue un miroir certes en grand décalage avec un ton « intelligible » mais qui interpelle justement pour sa volontaire grandiloquence. Chaque pion de la production télévisuelle, y compris les spectateurs qui assistent à ce spectacle, font l’objet d’une critique virulente : tous les mythes de la télévision se retrouvent dénigrés. En somme, une série ô combien symbolique, malheureusement passée sous silence par la chaîne ABC qui, à cette époque, avait déjà annulé la saison 3 de Twin Peaks, actuellement diffusée sur Showtime…
On the air est donc une série aux multiples facettes. En exploitant à merveille son ton satirique, la série distille à la fois un humour qui aime produire le ridicule et pointer du doigt ce qui cloche dans le monde bête et sans saveur de la télévision. Et pourtant, quel chaleureux point de vue que nous offre ici David Lynch, toujours là pour nous devancer et jouer avec le feu de l’irréalité. « This is the David Lynch Show, with David Lynch« , serions-nous tentés de dire…
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