Apparu dans les années 80, le terme “beurette” est passé d’un qualificatif paternaliste à un stéréotype sexiste et raciste. Entre lassitude et agacement, enquête sur une insulte générationnelle.
Cet article a été publié sur le site de Cheek Magazine initialement.
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“Vidéo porno HD gratuite de beurettes en streaming”, “Beurettes à gros seins en gang bang”, “Beurette salope et fille arabe streaming”… Voilà les résultats obtenus lorsqu’on tape “beurette” en requête Google. Le terme politiquement correct qui désignait les jeunes femmes d’origine maghrébine dans les année 80 est devenu une insulte courante depuis quelques années, qui serait une sorte de variante du mot “salope”, alimentant le slut shaming ordinaire.
À 24 ans, Assia, étudiante en journalisme, en a déjà fait les frais: “Un mec voulait sortir avec moi et je ne voulais pas, après plusieurs tentatives, il m’a traitée de beurette.” Une manière, selon elle, de la blesser, car “même si tu n’en es pas une, c’est une insulte taboue pour nous, c’est très péjoratif et les mecs rebeus le savent. C’est à double tranchant, soit on n’y prête plus attention, soit on perd patience et on sort tous les arguments possibles pour prouver que l’on n’en est pas une. C’est ridicule, on n’a pas à faire ça”.
“Une beurette c’est une fille maghrébine qui se maquille trop, qui parle en ‘wallah’ à la chicha, qui baise à droite à gauche, une pute quoi.”
Aujourd’hui, l’insulte “beurette” désigne une Française d’origine maghrébine vulgaire, vénale, michetonneuse, légèrement habillée ou trop moulée, surmaquillée, qui fume et va à la chicha -diminutif de bar à chicha, des bars dansants qui proposent la consommation de narguilé. Elle cristallise tous les clichés associés à une prétendue débauche nord-africaine. Nabilla, Zahia, Kim Kardashian mais aussi Rachida Dati ou Fadela Amara sont ces personnalités taxées de “beurettes” malgré elles. Pour Yasin, jeune commercial de 18 ans, “une beurette, c’est une fille maghrébine qui se maquille trop, qui parle en ‘wallah’ à la chicha, qui baise à droite à gauche, une pute quoi.” C’est dit.
Génération SOS Racisme et Ni putes Ni soumises
Si aujourd’hui le terme est devenu une véritable insulte, il ne l’a pas toujours été. Dans les années 80, le mot n’est que le féminin de “beur”, lui-même verlan d’“arabe”, et il décrit simplement les femmes issues de l’immigration maghrébine ou les deuxièmes générations de filles nées en France. À cette époque, le terme de “beurette” trahit un certain paternalisme républicain: c’est “l’archétype de la fille de quartier, séquestrée par ses parents et ses frères qu’il faut sauver”, résume la journaliste Faïza Zerouala qui a écrit une tribune sur le sujet, « Ne m’appelez plus jamais beurette ». La beurette devient très vite un outil politique: “Les femmes musulmanes sont perçues comme les principaux atouts pour propager les valeurs françaises”, explique la doctorante en sciences politiques Karima Ramdani dans Bitch et Beurette, quand féminité rime avec liberté. La figure de la beurette sert à prouver que le modèle d’intégration français est un modèle qui marche.
“Le message c’était heureusement qu’il y a les filles dans les quartiers parce que les garçons sont tous soit des tyrans soit des délinquants.”
L’ancienne ministre de l’Éducation nationale, Najat Vallaud-Belkacem, confie d’ailleurs son malaise vis-à-vis de ce mot: “Je n’ai jamais aimé le terme de beur, et celui de beurette encore moins. À l’époque, je ne me souviens pas qu’il ait eu une connotation positive. Le message c’était de dire: heureusement qu’il y a les filles dans les quartiers parce que les garçons sont tous soit des tyrans, soit des délinquants, et seules les filles peuvent s’en sortir.” Et d’ajouter: “Ce discours a fait beaucoup de mal, je pense qu’il a conforté un certain nombre de garçons dans l’idée que la réussite scolaire, ce n’était pas fait pour eux.”
SOS Racisme avec son célèbre slogan “Touche pas à mon pote” ou encore Ni putes Ni soumises ont eu beau se soulever contre ces stigmatisations, ces organismes n’ont pas réussi à déconstruire les clichés, regrette la journaliste Faïza Zerouala. “Ils ont été de bons alibis pour dire: on fait quelque chose. Ni putes Ni soumises avait fait l’effort au départ de faire parler les concernées, mais elles ont fini par devenir la pire des caricatures en manquant de subtilité car il y avait plus de présence médiatique que de présence sur le terrain.” En effet, nombre de Franco-maghrébines ne se sont pas reconnues dans le mouvement, lui reprochant sa proximité avec le Parti socialiste et les médias. Il a même été reproché à sa charismatique présidente Fadela Amara d’instrumentaliser l’association à des fins politiques et de se servir de son statut de Franco-maghrébine pour servir sa propre carrière personnelle. En somme, de jouer “l’arabe de service”.
Un fantasme sexuel transmis de génération en génération
Mais entre les années 90 et 2000, la signification du terme a totalement basculé. Le porno a incontestablement joué un rôle majeur dans le glissement sémantique du terme. “La fille arabe, voilée ou pas, dépucelée par un homme blanc, était un fantasme, puis cette image est devenue grand public, c’est à ce moment-là que la figure de la beurette a été diffusée massivement”, explique l’enseignante d’un lycée du Val d’Oise Al Majnouna (Ndlr: un pseudo qui signifie “la possédée” en arabe, l’auteure ayant préféré ne pas publier sous son vrai nom). Elle a analysé ce phénomène dans son article ‘Beurette’: généalogie et analyse d’une insulte.
Aujourd’hui, il n’est plus possible de taper “beurette” dans une barre de recherche sans se voir directement renvoyé vers des sites pornographiques. L’origine de ce fantasme? Dans son article, Karima Ramdani cite Éric Savarese pour l’expliquer: “Les maghrébines ne font pas naturellement l’objet d’une charge érotique plus forte que les autres femmes indigènes, ce sont les sociétés dans lesquelles elles évoluent et le fait qu’elles y soient largement couvertes et cachées qui provoquent, chez les observateurs de la France coloniale, de telles inventions fantasmatiques.”
“Il y a une hypocrisie perverse de masse quand toute la journée, tu insultes ces filles alors que derrière ça, tu veux les avoir dans ton lit.”
Le 4 janvier dernier, le site américain Pornhub publiait son rapport annuel 2016. On y apprenait qu’en France, les mots “arabe” et “beurette” figuraient parmi les requêtes les plus fréquentes sur le site, avec une demande exponentielle ces derniers mois pour “Beurette de cité”. Aucune surprise pour Sofia*, jeune cadre supérieure de 35 ans: “Ça ne m’a pas du tout étonnée de voir que ‘beurette’ était dans les requêtes les plus recherchées sur les sites pornos, il y a une hypocrisie perverse de masse quand toute la journée, tu insultes ces filles alors que derrière ça, tu veux les avoir dans ton lit”, lâche-t-elle. Aucune surprise non plus pour Myriam*. La jeune femme de 25 ans est assise dans un bar à chicha et raconte: “Bien sûr que la maghrébine représente une forme de fantasme, combien de fois j’ai des potes qui ont traité une fille de beurette et plusieurs mois plus tard, j’apprenais qu’ils sortaient avec.”
De Delacroix à Booba
À l’époque coloniale, déjà, la femme orientale, indigène, ou la mauresque, représentait un fantasme. Ces diverses appellations sont en quelque sorte les prémices du terme actuel beurette. “La mauresque est souvent représentée les seins nus; son corps sensuel et érotique fait d’elle le symbole de la débauche orientale”, explique Karima Ramdani. Si aujourd’hui sa descendante est souvent associée aux bars à chicha, comme l’illustre le rappeur Booba dans son titre Vrai –“J’vais à la chicha qu’pour les beurettes”-, ce rapprochement n’est pas nouveau. En 1834, Eugène Delacroix représentait déjà les Algériennes avec une chicha dans son célèbre tableau Femmes d’Alger dans leur appartement.
Le poids de la double culture
Et les principales concernées par ces clichés, qu’en pensent-elles? Pour le savoir, nous sommes allées à la rencontre de jeunes femmes d’origine maghrébine afin qu’elles nous donnent leur opinion sur ce mot. Chez Enjoy, un restaurant du Val-de-Marne qui fait également bar, un groupe de cinq filles est installé autour d’une table et de deux chichas. Au détour d’une conversation, elles nous expliquent avoir conscience du décalage entre leurs deux cultures, française et maghrébine, mais que chacune le vit différemment. Lorsqu’on prend des pincettes pour leur expliquer le sujet de l’article, en évoquant vaguement les stéréotypes sur les femmes d’origine maghrébine, elles répondent immédiatement: “Ah, les beurettes?”. Preuve que le terme est désormais monnaie courante.
Si elles racontent ne jamais avoir été victimes de cette insulte, il n’en reste pas moins qu’elles l’entendent souvent autour d’elles: “Pour les gens, ces filles, ce sont des haramistes (Ndlr: Qui font des choses haram, interdites par la religion), des putes, même des escorts”, lâche Sarah, 20 ans, qui ne veut pas rentrer dans ce jugement de valeur. Pour elle, chacune évolue comme elle le souhaite: “Il faut faire la part des choses entre ton éducation et la société, moi ma limite pour respecter ma religion, c’est de ne pas avoir de relations sexuelles hors mariage, mais chacune est libre de faire ce qu’elle veut.”
“On ne peut pas être comme nos parents, on respecte l’éducation qu’ils nous ont donnée, mais ensuite on fait nos propres choix.”
Sur une autre table, on retrouve Myriam*, qui confie avoir déjà été insultée à plusieurs reprises. La dernière fois qu’on l’a traitée de “beurette”, c’était parce qu’elle avait une nouvelle voiture: le stéréotype de la maghrébine matérialiste est un fardeau qui l’a même amenée à y réfléchir à deux fois avant de se l’offrir. “J’ai travaillé dur pour pouvoir me payer la voiture que je voulais, mais je savais qu’avec une Fiat 500, je risquais de me faire traiter de beurette. Une brune, apprêtée dans une Fiat 500… Ça n’a pas manqué.” Elle ajoute: “Selon mon humeur, soit je ne dis rien quand on m’insulte, soit je commence à discuter avec le mec et lui explique que c’est un mot qui rabaisse toute la communauté, mais généralement, il s’en fout.”
Installée à l’extérieur avec un verre de Coca, Mila*, 24 ans, explique qu’elle est fière de l’éducation que lui ont donnée ses parents, fière également de ses traditions tunisiennes. Pour autant, elle sait qu’en grandissant, elle construit sa vie en faisant ses propres choix, pas forcément raccord avec ceux de sa famille: “On ne peut pas être comme nos parents, on respecte l’éducation qu’ils nous ont donnée, mais ensuite, on fait nos propres choix avec les valeurs qu’on a. Tu grandis, tu te poses des questions, parfois tu fais des erreurs, c’est normal aussi.”
Une génération en quête de réponses
Le tiraillement de cette génération de jeunes femmes n’est pas nouveau, et n’est pas propre aux enfants d’immigrés français. On le retrouve aussi chez les familles anglo-indiennes outre-Manche, explique la journaliste Faïza Zerouala. D’après elle, la question qui revient sans cesse, c’est: “Qu’est-ce que tu fais de l’héritage culturel et religieux de tes parents? Ce qui se joue dans le terme ‘beurette’, c’est en réalité qu’on dit à ces femmes ‘vous vous êtes émancipées en trahissant votre culture’, c’est aussi pour ça que c’est devenu une insulte. C’est un tiraillement perpétuel entre un héritage et une société d’accueil: le problème est vieux comme le monde.”
Pour Sofia*, les lignes bougent lentement mais elles bougent quand même: “On revient déjà de loin avec La Zoubida de Vincent Lagaf”. Le tube avait fait un carton en 1991 alors que les paroles étaient clairement stigmatisantes. Un tel titre serait indiffusable aujourd’hui: “La Zoubida, elle aurait bien voulu aller danser, alors elle a demandé à sa mère l’autorisation pour aller danser. Sa mère lui a dit ‘tu fais oualou ma fille’.”
“Il faut être solidaire, qu’on soit en minijupe, voilée, renoie, blanche, pauvre, riche.”
La trentenaire, qui n’en pouvait plus du succès de La Zoubida dans la cour de récréation, estime qu’aujourd’hui, pour sortir de ce genre d’idées préconçues, la solution est simple: “Je crois que ça changera grâce à la sororité, il faut être solidaire, qu’on soit en minijupe, voilée, renoie, blanche, pauvre, riche, peu importe.”
Pour l’enseignante Al Majnouna, en revanche, le mot “beurette” est le marqueur d’un enjeu beaucoup plus profond: “Le problème, ce n’est pas tellement le mot en lui-même, mais tout ce qu’il recouvre, c’est-à-dire une société française traversée par une oppression raciste et tant que l’on n’aura pas admis ça, on n’avancera pas.” La solution selon elle? “Faire un travail de fond de décolonisation des esprits en France, par la communication, le dialogue auprès des jeunes générations, il faut stopper ce genre d’intériorisation.” La journaliste Faïza Zerouala, elle, pense déjà à l’après-beurette: “Le terme va finir par se démoder, le stéréotype va surtout finir par mourir, mais la vraie question qui restera, c’est comment ces femmes se définissent-elles?” Parions que la jeune génération trouvera une nouvelle réponse à cette interrogation existentielle.
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