Ambidextre et ambitieux, Matthew B. Crawford soupèse la notion de travail, les mains dans le cambouis de quelques motos.
Peut-on tenir un livre de Heidegger dans sa main gauche et un carbu dans sa main droite ? La réponse est oui. Matthew B. Crawford a réussi ce tour de force – de façon assez naturelle d’ailleurs – pour un livre ambidextre et plutôt réussi qu’il a intitulé Eloge du carburateur.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Universitaire américain (philosophe, il a travaillé pour l’université de Chicago, où il occupait le bureau voisin de celui de J. M. Coetzee, puis pour celle de Virginie), employé d’un think tank du côté de Washington, Crawford a décidé de délaisser un peu la théorie pour la pratique. Il a mis ses livres au clou quelques mois pour aller bosser chez lui à Richmond, Virginie, dans un garage où l’on répare des motos, et en tirer une sorte de réflexion gonzo sur la valeur travail.
Pas de fascination béate pour la « noblesse » du travail manuel
Le tout aurait pu donner un livre pop et malin, composé d’allers-retours aussi foireux que surjoués : c’est au final un livre touchant, précis et sinueux, dont Crawford est le héros discret, le metteur en scène dévoué. Dans son atelier baptisé Shockoe Moto, qu’il partage quelques mois avec un peintre “spécialiste du nu artistique et des directions branlantes”, il accueille les motos pétées (des Honda, des BMW, en veux-tu en voilà) et les remet sur pied avec une minutie et un amour du métier qu’il raconte au plus près, sans jamais tomber dans cette fascination gênante et béate pour la “noblesse” du travail manuel – vous savez, celle qui peut submerger l’intello après une demi-douzaine de vodkas tonic ou le visionnage tardif d’un film de Ken Loach.
Entendons-nous, Crawford n’est pas “devenu” mécano pour le compte de son livre, ce n’est pas un infiltré : il est mécano, point-barre. Car il rafistole des meules depuis des lustres, et raconte ça mieux que personne. Il évoque aussi les relations avec les clients, les outils, les motos, l’atelier, la place du mécano dans la cité – qui peut se faire offrir l’apéro pour peu qu’il ait trouvé la fuite d’huile sur la moto du patron de la pizzeria du quartier. Bref, des vraies bonnes histoires de mécano qu’on pourrait trouver chez des types comme Fante, Selby ou Brautigan.
Une analyse fouillée de notre rapport au travail
Sauf qu’au lieu d’écouter Black Sabbath ou les Black Crowes pendant qu’il démonte avec envie la caisse du moteur, Crawford pense également philosophie du travail, sociologie des organisations, ethos de classe – on ne se refait pas. Et en tournant une vis, il nous raconte sans se forcer comment le taylorisme, le fordisme puis l’avènement programmé du secteur tertiaire ont progressivement vidé les ateliers, et surtout le sens du travail qu’on y produit – sans qu’Eloge du carburateur ne devienne une oeuvre larmoyante sur la disparition du vieux monde et du petit commerce.
Bien au contraire, c’est un témoignage vivace, à la direction souple, qui nous donne à voir et à penser l’évolution discutable de notre rapport au travail et au monde. C’est une analyse moderne qui fouille dans l’époque, qui voit la série The Office comme un symptôme du désastre bureaucratique, qui replace le succès de l’iPod dans le contexte d’une société qui crée des objets pour en faire disparaître d’autres, qui remet Nadia Comaneci sur le tapis de gym pour expliquer les contradictions de l’openspace, le tout vu de l’atelier. Ça donnerait presque envie d’aller y faire un tour.
Eloge du carburateur – Essai sur le sens et la valeur du travail (La Découverte), 248 pages, 19€
{"type":"Banniere-Basse"}