Souvent réduits à des poupées sexuelles, les dakimakuras signifient bien plus pour les fans de pop culture japonaise. Révélateur d’un attachement pour les personnages de fiction, cet objet anodin fait débat. Représente-t-il une fuite du réel ou est-ce un stimulant affectif ?
Le personnage d’un manga imprimé sur les draps d’un traversin. Un peu plus qu’un produit dérivé, pas non plus une poupée sexuelle. Assis sur une chaise près du lit ou dans les draps et les bras, le dakimakura est un compagnon de chambrée singulier. Un héros choisi minutieusement s’incarne dans un coussin et devient, selon les personnes, un objet de collection, une peluche pour grandes personnes ou carrément un faux partenaire sexuel.
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Rangé dans les placards de la pop culture japonaise, le dakimakura est méconnu et parfois moqué, aussi bien par le grand public que par les autres fans. Sur internet, l’objet souffre de sa connotation sexuelle. À l’image de l’anecdote d’un coréen épousant son oreiller ou d’un comic strip de Randowis.
Un objet chaste… et plus si affinités
Venu à Paris pour la Japan Expo, Ayanokorin* est intarissable sur le sujet. Tout juste bachelier à 17 ans, il possède une dizaine de dakimakuras. Sur un sous-forum Reddit, il discute des meilleurs fabricants, de la matière des traversins et des plus beaux dessins. Pour lui, il s’agit avant tout d’un objet de collection :
“Je dors avec mais ce n’est vraiment pas quelque chose de sexuel. C’est purement affectif et plutôt pour lui faire un câlin qu’autre chose. C’est très confortable en plus, on a l’impression de dormir sur un nuage. J’ai du mal à dormir sans maintenant.”
Le seul dakimakura que je me permettrai de prendre c’est celui-là parce qu’il reste mignon et parce que Misaka ♥ pic.twitter.com/usK2oiiAKE
— Meit’@BiriBiri (@Meitantei62) 9 juillet 2017
Pour beaucoup de fans, les dakimakuras incarnent au plus un ami ou un amour chaste. Un point de vue repris par les commerces comme l’analyse Agnès Giard, anthropologue à l’université de Paris-Nanterre et auteure d’Un Désir d’Humain. Les love doll au Japon (éditions Les Belles Lettres) :
“Ces produits ne sont pas en vente sur les sites marchands de sextoys. Ils sont commercialisés dans le circuit spécifique des commerces pour otaku pour des raisons de stratégies financières autant que marketing : les dakimakuras ne sont pas officiellement destinés à la masturbation, mais à l’amour.”
>utiliser un dakimakura pour autre chose que cuddle pic.twitter.com/KgMEonaYtH
— ayanOkorin (@AyanokoRin) 5 juin 2017
En plus du prix (une centaine d’euros pour un original), acquérir le fameux coussin peut relever du casse-tête : il faut être attentif à la qualité, éviter les contrefaçons, passer par un site japonais et donc parfois utiliser un proxy pour le paiement… Mais surtout : arrêter son choix sur un personnage ou un dessin en particulier. Une décision loin d’être anodine. Sky*, un homme de 20 ans, a dessiné son propre dakimakura : “Le personnage représenté, c’est tout une histoire. Disons qu’il a été créé par moi-même à partir d’une personne que je considère comme un frère dans la vie de tous les jours. Je dors avec bien sûr.”
La relation peut aller plus loin pour les fans les plus passionnés : “Je me vois en couple avec mon dakimakura, du moins avec le personnage dessus, d’où les tonnes de fan fictions et fan arts que je crée. Pour moi il est mon husbando : un personnage que je considère comme mon vrai mec, même s’il n’est pas réel”, nous confie Anaïs*, une femme de 20 ans.
Les origines lointaines du dakimakura
L’histoire de l’objet est empreinte de poésie. Littéralement, dakimakura signifie “coussin à étreindre”. Il y a quelques siècles, on parlait déjà au Japon de “femme de bambou” ou “nacelle à étreindre” pour désigner des paniers tressés. Pour congédier la chaleur, le dormeur enlaçait l’objet à travers lequel le vent circule. Dans certains haïkus (courts poèmes japonais), le terme “femme de bambou” est empreint d’ambiguïté. Il peut désigner l’été, le panier ou même une métaphore pour le fait de dormir avec une autre femme.
Une forme primitive du dakimakura ? Cette image d’un noble coréen illustre la « femme de bambou ». (Crédit : Thomas Albert, Ph.D./Wikimedia Commons)
Au début des années 1990, avec les premières consoles de jeux vidéo pour le grand public, le dakimakura moderne naît. Agnès Giard raconte ses origines :
« Vers 1996, un journaliste spécialisé dans la culture otaku décide de lancer le business des premiers dakimakuras ‘commerciaux’. Agissant dans une semi-illégalité, il se fait rapidement éliminer par des sociétés qui s’emparent officiellement du filon : elles achètent les droits de reproduction des héros et héroïnes et commandent même aux auteurs des images originales. »
Symbole de mal-être social ou remède à la mélancolie ?
Avec 250 000 personnes réunies cette année à la Japan Expo, la culture Otaku dépasse le stade de la culture underground. Elle souffre pourtant de stéréotypes négatifs comme l’observe Marie Pruvost-Delaspre, enseignante-chercheuse à l’université Paris 8 et spécialiste de l’animation japonaise :
“Dans les années 1980, il y avait l’idée d’une perversion et de passionnés très renfermés qui ne s’intéressaient plus au monde réel. La culture Otaku l’a revendiqué, au moins pendant une décennie, parce qu’elle rejetait les rapports sociaux classiques. Petit à petit, elle a moins relevé de la perversion. C’est lié à la réhabilitation de la culture geek : les personnages ridicules sont devenus les héros des années 2000.”
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— Japan Expo (@japanexpo) 12 juillet 2017
Plusieurs fans de pop culture japonaise nous font part de la méfiance de leur famille ou de leurs amis à l’égard de leur passion. Perte de temps, goût bizarre, fuite de la réalité… Les maux supposés sont variés. Dormir avec un dakimakura, un frein à l’amour dans le monde réel ? Sur le sous-forum Reddit consacré aux coussins, un néophyte interroge les passionnés de longue date : “Comment le fait d’avoir un dakimakura a affecté votre recherche d’une moitié ? Est-ce que ça s’est déjà mis en travers ou est-ce que ça a aidé les choses à progresser ?”
Selon Agnès Giard, l’objet catalyse un malaise social au Japon :
“Il s’agit, à travers eux, d’exprimer un sentiment d’inadéquation avec la réalité sociale du Japon : pour beaucoup de jeunes adultes, il est devenu impossible de se conformer aux normes de réussite. Les hommes ne peuvent plus fonder une famille et les femmes ne veulent plus rester au foyer. Les dakimakuras sont les instruments d’un rêve collectif : celui de l’amour ‘pur’ pour des êtres imaginaires qui personnifient les aspirations d’une génération toute entière à un autre modèle de société.”
Je …. je veux ce Dakimakura mais ma conscience me dit qu’il faut pas .. pourtant HAAAAAAA ! HELP ME !!!! pic.twitter.com/tUXaCnEW09
— Yopako (@Yopakko) 23 juillet 2017
L’amour virtuel, un mal postmoderne ? Marie Pruvost-Delaspre relativise le caractère inédit de ces relations avec des personnages de fiction : « Aux États-Unis, dans les années 1930, il y avait un engouement phénoménal pour des personnages Disney. On peut retrouver dans les journaux de l’époque des interviews de Donald ou Mickey.”
Pour Anaïs* qui nous confiait se sentir en couple avec l’un de ces personnages, la culture Otaku n’empêche pas son épanouissement : “En tant que dessinatrice, cette culture m’aide à progresser, apprendre et créer. Elle choquera les plus étroits d’esprit car la culture japonaise est très extravertie et différente de la nôtre. Cependant, elle est remplie de couleurs, de joie et de beauté.”
*Pseudonymes ou prénoms modifiés.
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