Frappé par la guerre depuis mars 2015, le Yémen subit aujourd’hui une détérioration alarmante des conditions sanitaires et alimentaires. Il s’agirait de la pire crise humanitaire depuis 1945. Pourquoi en avons-nous si peu entendu parler ?
Régulièrement dénoncée par les ONG, la guerre au Yémen fait des ravages. En proie à un blocus saoudien, victime de la dégradation de l’eau, de la pénurie des denrées alimentaires et du bombardement de ses infrastructures sanitaires, le pays fait face à la « pire crise humanitaire » depuis 1945 selon les mots au Conseil de Sécurité de l’ONU du secrétaire général adjoint aux affaires humanitaires, Stephen O’Brien. Aujourd’hui, 74% de la population yéménite nécessite une aide humanitaire urgente. Détectée il y a seulement trois mois, l’épidémie de choléra a déjà provoqué selon l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) plus de 390 000 cas et 1800 décès sur une population totale d’environ 27 millions d’habitants, faute d’accès aux soins.
Imagine if #Yemen was 100 people… pic.twitter.com/RDL2dQXjo5
— WHO Yemen (@WHOYemen) August 1, 2017
Et pourtant, la couverture médiatique du conflit est longtemps restée minime. Mercredi 2 août, Jean-Philippe Rémy évoquait sur France Inter la série de publications cette semaine dans Le Monde de ses reportages avec le photographe Olivier Laban-Mattéi sur cette « guerre oubliée« . Première responsable de la crise humanitaire subie par le Yémen, pourquoi a-t-elle été occultée par les occidentaux ?
« Sur le front de Taëz », deuxième épisode des cinq reportages #Yémen, #LaGuerreOccultée | Par @jpremylemonde et @labanmattei pic.twitter.com/6LW5WNy1nv
— Le Monde (@lemondefr) August 1, 2017
Plusieurs facteurs alimentent les lacunes de notre couverture médiatique et politique. Complexité du conflit, situation géopolitique et alliances économiques… Pour Laurent Bonnefoy, chercheur au Centre de recherche internationale (CERI) du centre national de recherche scientifique (CNRS) et de Sciences Po, ce n’est pas tant un problème d’information qu’une question de volonté.
Un conflit politique complexe aux racines profondes
Le 26 mars 2015, l’Arabie Saoudite a lancé au Yémen l’opération militaire « Tempête décisive » destinée à restaurer le pouvoir du président Abd Rabbo Mansour Hadi, destitué quelques semaines plus tôt par la rébellion houthi. À la tête d’une coalition militaire arabe composée des Emirats arabes unis, du Bahrein et de l’Egypte, l’Arabie Saoudite intervient dans un contexte complexe où les enjeux géopolitiques et religieux se recoupent.
Complexe, car il ne correspond pas aux principales catégories d’analyse géopolitique. Opposant la coalition menée par l’Arabie Saoudite (à majorité sunnite) à la rébellion houthiste (combattants chiites zaydites), le conflit est souvent réduit à son adjuvant confessionnel. Or, une telle grille de lecture occulte toute une partie de l’histoire yéménite basée sur des rivalités entre le nord et le sud. Elle éclipse également les alliances stratégiques entre acteurs multiples, particulièrement celle qui associe la rébellion houthi à des unités de l’armée restées fidèles à l’ex président yéménite, Ali Abdallah Saleh. Sans compter la prolifération d’acteurs qui profitent de la guerre, comme Al-Qaida en Péninsule Arabique (AQPA) ou l’Etat Islamique (EI).
Idem pour la confrontation par procuration entre les deux puissances régionales, à savoir l’Arabie Saoudite et l’Iran, qui soutient symboliquement (et peut-être financièrement) les rebelles houthis. Ce paradigme régulièrement accolé à la guerre au Yémen ne saurait lui correspondre parfaitement. Selon Laurent Bonnefoy, « il s’agit d’un conflit essentiellement local, entre élites, sur lequel se sont greffées des rivalités entre l’Arabie Saoudite et l’Iran ». Il ajoute que « l’implication de l’Arabie Saoudite et des Emirats arabes unis est hautement plus importante que celle de l’Iran » : la rébellion houthiste ne constitue pas un satellite de la puissance chiite à l’instar du groupe armé Hezbollah.
Géopolitique de l’isolation
Outre la complexité du conflit, la position géographique du pays apparaît comme un autre facteur pouvant expliquer son éclipse, « principalement parce que le Yémen demeure très isolé, estime le journaliste Jean-Philippe Rémy, de par sa position géographique et sa faible politique d’ouverture au monde« . « C’est pourtant tout sauf une enclave ! », s’étonne Laurent Bonnefoy avant d’expliquer que le golfe d’Aden occupe une position centrale dans les échanges commerciaux maritimes.
Le caractère isolé du Yémen est à chercher ailleurs : le pays est sous blocus. Au sud, la mer, où Ryad a imposé un embargo naval. Au nord, l’Arabie Saoudite. C’est elle qui gère le système d’attribution de visas depuis que les ambassades occidentales se sont retirées du Yémen. « Le régime de visa est extrêmement compliqué, il faut que l’Arabie Saoudite donne son feu vert, explique Laurent Bonnefoy, or ils n’ont pas envie qu’il y ait des observateurs étrangers ».
Si le journaliste Jean-Philippe Rémy a pu obtenir un visa, c’est parce qu’il était sous la protection d’un chef de guerre salafiste. Comparé avec la guerre en Syrie, beaucoup plus médiatisée, le conflit yéménite est fermé aux journalistes étrangers.Tout est fait pour les empêcher de rentrer. « Ça aurait effectivement été beaucoup plus difficile en Syrie s’il n’y avait pas eu le Liban ou la Turquie« , concède Laurent Bonnefoy. Blocus, embargos, les frontières sont fermées aux journalistes étrangers comme aux réfugiés yéménites. Ceux-là n’auront peut-être plus d’autre choix que de traverser la mer.
Les limites de notre système d’information
Mais selon le chercheur du CERI, le problème n’est pas là. Bien que limitées, les sources d’informations existent et ne sont pas forcément exploitées en tant que telles. « D’une façon générale, ça souligne les limites de notre système médiatique : on considère que le seul regard valable est celui d’un journaliste étranger« , dénonce Laurent Bonnefoy en insistant sur le manque d’intérêt porté aux journalistes yéménites. Seules quelques chaînes d’information comme France 24 ou RFI leur ont donné la parole. Et selon le chercheur, ce n’est pas une question de moyens. « Quand on veut, on peut. »
Ce sont donc les discours alarmistes des ONG qui prennent le dessus. Des rapports sont publiés régulièrement, dénonçant tant l’ampleur de la crise humanitaire que l’inaction des puissances occidentales. Jouant les Cassandre, les associations assurent essentiellement un travail de dénonciation. « Il y a des discours très alarmistes diffusés par les ONG qui, fort heureusement, ne se sont pas encore concrétisés« , mentionne Laurent Bonnefoy en suggérant divers exemples.
Alors que 79 à 80 % des denrées alimentaires au Yémen sont importées, le chercheur tempère les informations sur le blocus saoudien et indique que les yéménites parviennent encore à se ravitailler. « Ce qui ne signifie pas que [l]e discours [des ONG] est faux car il existe un fort potentiel de détérioration : de nouvelles catastrophes pourraient se déclencher demain. » Et quand bien même nous disposerions de plus d’informations, cela changerait-il vraiment la donne ?
« Il existe une volonté de déni »
Si l’Arabie Saoudite bombarde la capitale, Sanaa, et impose un blocus dans le but de combattre les houthis, c’est la population yéménite qui en paye les frais. L’Arabie Saoudite est régulièrement épinglée pour violation des droits de l’homme, en particulier dans le cadre de son intervention au Yémen. Membre du Conseil de Sécurité de l’ONU, elle aurait « procédé à des frappes aériennes illégales et meurtrières sur des marchés, des hôpitaux et des écoles« , dénonce Amnesty International. Même discours chez Human Rights’ Watch : l’Arabie Saoudite est accusée de « violations du droit de la guerre » au Yémen.
Mais « il existe une volonté de déni » de la part de la communauté internationale, dénonce Laurent Bonnefoy. Faut-il rappeler que, importateurs d’armes et exportateurs de pétrole, l’Arabie Saoudite et les Emirats arabes unis sont des partenaires commerciaux de longue date pour les puissances occidentales ? En 2015, la France était le 3e investisseur en Arabie Saoudite. La même année, le site du Trésor relatait un nombre record de contrats « civils et militaires totalisant les 15 Md USD ». Le 24 janvier dernier, le ministre des affaires étrangères, Jean-Marc Ayrault, se rendait encore à Ryad pour solidifier le « partenariat stratégique » entre la France et l’Arabie Saoudite. « Nous sommes dans une situation de blocage », explique Laurent Bonnefoy :
« Donald Trump, Emmanuel Macron ou Theresa May ne sont pas disposés à se fâcher avec les Emirats et l’Arabie Saoudite. Ils préfèrent favoriser les contrats d’armement. Et cette question ne concerne pas uniquement le Yémen mais également des sujets comme le Qatar. »
Graphiste designer, Ahmed Jahaf dénonce notre « silence » comme une preuve de « complicité ». Ce yéménite de 28 ans explique vivre à Sanaa et avoir travaillé pour Al-Sahat, la chaîne de télévision locale. Pour lui, tant qu’ils continueront à vendre des armes à l’Arabie Saoudite, « les Etats-Unis, la France et le Royaume-Uni continueront à soutenir des crimes de guerre commis au Yémen« . Laurent Bonnefoy va plus loin : pour que de véritables mesures soient prises en charge, « il faut qu’il y ait une volonté politique et cela implique de se débarrasser des schémas colonialistes et racistes qui méprisent les morts loin de chez nous. »