Paru en 1976, réédité en 2003, le livre de la photojournaliste nous revient “revisité”. Une plongée documentaire renouvelée dans le milieu du strip-tease forain, auprès celles qui cristallisent le puritanisme et les obsessions états-uniennes.
C’est un livre daté qui réapparaît tous les vingt ans. Et chaque fois pour rappeler l’avance qu’il avait et qu’il continue de garder sur nous. Systématiquement, il vient se placer au cœur des questions que l’on croit être les premier·ières à poser à notre époque. Mais ce n’est pas pour autant un livre orgueilleux, écrasant, dominateur, certain de sa supériorité.
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Au contraire, c’est un livre qui a toujours cherché à se poser au centre d’une communauté, d’une humanité. Cela en fait sa splendeur, sa rareté conceptuelle, sa force collective : depuis sa parution aux États-Unis en 1976, Carnival Strippers de Susan Meiselas ne vieillit pas.
Au contraire, c’est nous qui, avec le temps, commençons à nous rapprocher de lui et apprenons à regarder en profondeur, au-delà de son sujet. C’est pourquoi il faut saluer cette nouvelle édition “revisited” sortie en fin d’hiver, réunissant en un coffret deux volumes : le fac-similé du livre original et un making of contenant les planches-contacts d’époque augmentées de tirages couleur restés inédits.
Des femmes vues par une femme
De quoi s’agit-il, pour celles et ceux qui prennent la roulotte en marche ? Disons pour aller vite qu’entre 1972 et 1975, une femme, Susan Meiselas, alors étudiante en photo de 24 ans – c’était avant ses photos de l’insurrection au Nicaragua (à la fin des années 1970) qui feront d’elle la star de Magnum –, a fait ce qui était jusqu’ici impensable qu’une femme fasse : photographier d’autres femmes qui vont, à travers les États-Unis, se donner en spectacle.
Carnival Strippers est un livre sur le striptease forain. C’est dire s’il aborde l’Amérique par son ventre. Or, ce pays est parmi les plus puritains qui soient, tout en restant hanté/habité par les corps nus, achetés, exhibés, comme si l’Amérique espérait toujours que le spectacle vienne, comme par miracle, racheter la part maudite de sa pulsion voyeuriste.
Ils croient voir, ils croient avoir, ils ne seront jamais que spectateurs
Des livres sur les stripteases, il en existait déjà une poignée avant celui de Meiselas, mais celui-ci a une double particularité : d’abord, de se présenter comme une plongée documentaire – chaque image étant accompagnée de propos rapportés venant d’une des filles ou d’un homme de la salle –, ensuite et surtout, les habitantes de Carnival Strippers y sont regardées et écoutées par une femme, et forcément cela change tout.
L’envie de toucher à l’interdit recouvrant souvent les livres de photographes hommes sur le nu féminin est là, mais contrebalancée par d’autres images, des images des filles entre elles se soutenant, formant en backstage un monde dont les hommes sont exclus : ils croient voir, ils croient avoir, ils ne seront jamais que spectateurs.
Par-delà le corps nu
Qu’on soit clair : la pulsion scopique n’est pas condamnée dans ce livre. Il y a beaucoup de désir, avoué, inavoué, de Meiselas envers ses modèles, mais il est clair que ce désir-là ne passe pas dans ses images par les habituels schémas de soumission, de possession, d’objectivation. Il en va plutôt de la compréhension, comme de la volonté d’en savoir plus, par-delà le corps nu.
Le livre pose ainsi par tous les moyens (l’écrit, l’image) la difficulté pour Meiselas de se trouver une place dans un dispositif habituellement réservé aux hommes. Elle est femme, et elle doit l’occuper tout entier. C’est-à-dire ne pas fermer les yeux sur la part exhibitionniste du striptease, l’assumer tout en arrivant à déporter son regard vers des cercles qu’elle seule peut franchir.
Parvenir à faire une image des filles sans pour autant effacer les souvenirs qui sont les leurs ; une image de femme que les hommes regardent trop souvent comme un objet. C’est à cet endroit-là que, dans toute sa tension, Carnival Strippers s’aventure dans une zone théorique alors totalement inédite, et que l’on entend mieux après des années de déconstruction. Les chiens tirent la langue, la caravane, elle, passe.
Carnival Strippers Revisited de Susan Meiselas (Steidl & C/O Berlin), en anglais, 304 p., 85 €. En librairie. Série exposée jusqu’au 30 avril à la galerie Magnum, Paris.
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