Ouvrage collectif dirigé par Pierre Bourdieu, La Misère du monde prend, en 1993, le pouls de la France de Mitterrand. Un pays où sévit la brutalité sociale, illustrée ici par des témoignages de terrain toujours d’actualité.
Lorsque sort en février 1993 ce livre collectif dirigé par Pierre Bourdieu, la “misère du monde” est une expression qui hante la société française depuis plusieurs années. Dès novembre 1989, Michel Rocard, alors Premier ministre, affirmait que la France appauvrie ne pouvait plus “accueillir toute la misère du monde”. Ce qu’il ne disait pas, c’est qu’elle existait déjà chez nous. Une “misère de position” autant qu’une “misère de condition”, dans toutes les sphères de la société.
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“La France est devenue une constellation de microcosmes clos, à l’intérieur desquels chacun rumine sa misère”, explique le sociologue encore mal connu du grand public. Le jeune cinéma français de ce moment-là en porte les traces à travers des films comme Bar des rails, Nord, Border Line, Les Nuits fauves, Comment font les gens, Les gens normaux n’ont rien d’exceptionnel…, dans lesquels vibre ce sentiment d’une existence échouée.
“Constituer la grande misère en mesure exclusive de toutes les misères, c’est s’interdire d’apercevoir et de comprendre toute une part des souffrances caractéristiques d’un ordre social qui a sans doute fait reculer la grande misère (moins toutefois qu’on ne le dit souvent) mais qui, en se différenciant, a aussi multiplié les espaces sociaux qui ont offert les conditions favorables à un développement sans précédent de toutes les formes de la petite misère”, écrit Bourdieu.
“L’un des plus grands moments de ma vie d’éditeur”
Ces formes de la petite misère, tues, occultées, s’expriment ainsi ouvertement dans cette entreprise collective à laquelle Pierre Bourdieu pense depuis des années. Le sociologue, publié depuis 1964 par Jérôme Lindon chez Minuit, a rejoint le Seuil en 1992 ; son nouvel éditeur, Olivier Bétourné, qui vient de lancer la collection Libre Examen, a sorti deux de ses livres en moins d’un an, Réponses en janvier et Les Règles de l’art en octobre.
“Le livre a été vendu à 100000 exemplaies” Olivier Bétourné, éditeur de Bourdieu au Seuil
“Bourdieu avait une grande énergie à l’époque, se rappelle Olivier Bétourné. A peine achevé Les Règles de l’art, il m’a proposé son enquête, qu’il avait déjà titrée La Misère du monde ; il était persuadé d’en vendre 80 000 exemplaires ; on a fait un pari qu’il a gagné, puisque le livre a été vendu à 100000 ! Cette aventure reste pour moi l’un des plus grands moments de ma vie d’éditeur.”
Le sociologue trouve ici l’occasion idéale de mettre en pratique sa conception de l’intellectuel collectif. Avec vingt-deux chercheurs (Abdelmalek Sayad, Louis Pinto, Stéphane Beaud, Frédérique Matonti, Patrick Champagne, Rémi Lenoir, Loïc Wacquant…), sans compter les contributions de proches comme celles de son fils Emmanuel et du comédien Denis Podalydès, Bourdieu cherche à faire entendre la voix des sans-voix, que les règles de l’espace public, fondées sur l’inégale répartition du droit à la parole, empêchent d’entendre.
“L’un des plus bouleversants témoignages sur la France de Mitterrand”
Dans La Misère du monde, on entend, autant qu’on les lit (la forme orale est volontairement restituée à l’écrit), les voix d’ouvriers, d’immigrés, d’employés, d’étudiants, d’enseignants, de chômeurs, qui tous partagent un motif commun : la difficulté de vivre, là où ils logent, là où ils travaillent, dans tous ces lieux d’invisibilité sociale où la parole elle-même peine à affleurer tant la peine reste difficile à restituer. Chaque chercheur accompagne d’une lecture critique et distanciée les entretiens, qui sont autant de microrécits révélant l’immensité d’un roman national fracturé.
Dès sa sortie, le livre trouve un écho au-delà du lectorat familier du langage des sciences sociales. Avec La Misère du monde, Bourdieu change soudainement de catégorie, comme si le sujet de son enquête mais aussi sa forme facile d’accès conditionnaient sa nouvelle notoriété publique.
La presse le salue à sa juste mesure. Dans Le Monde, le 26 février 1993, Georges Balandier écrit : “Ces histoires aident à comprendre pourquoi les gens sont ce qu’ils sont et font ce qu’ils font.” Dans Témoignage chrétien, le 13 mars 1993, Max Gallo affirme : “Je crois que La Misère du monde restera comme l’un des plus bouleversants et éclairants témoignages sur la France de Mitterrand.”
“Une intervention scientifique dans la politique”
Le livre trouve même un écho amplifié le jour où Bourdieu se rend sur le plateau de l’émission télé de Jean-Marie Cavada, La Marche du siècle, le 14 avril, aux côtés de l’abbé Pierre, pour parler de la “souffrance d’en France”.
“Je sors de la tour d’ivoire pour défendre la tour d’ivoire”
Pour Bourdieu, déjà très critique du système médiatique (son pamphlet sur la télévision sortira trois ans après), ce livre n’est pas comme les autres et nécessite de sortir de son laboratoire. “Je sors de la tour d’ivoire pour défendre la tour d’ivoire”, s’explique-t-il alors, pour dire que la science peut aider les politiques à comprendre la souffrance sociale.
Il le présente comme “une intervention scientifique dans la politique” et comme une “nouvelle forme de militantisme” qu’il prolongera à partir des grèves de décembre 1995 (ce qui le conduira à piloter un numéro spécial des Inrocks, “Joyeux bordel”, en décembre 1998, de soutenir les chômeurs qui occupent l’ENS de la rue d’Ulm la même année, mais aussi les altermondialistes au début des années 2000…).
“Une forme d’abandon des classes populaires par la gauche socialiste”
Pour Stéphane Beaud, qui avec Michel Pialoux a interrogé plusieurs ouvriers de Peugeot Sochaux Montbéliard, “La Misère du monde a constitué une forte prise de position – à la fois scientifique et politique – contre le deuxième septennat de François Mitterrand et contre ce qui était déjà perçu comme une forme d’abandon des classes populaires par la gauche socialiste au gouvernement”.
Malgré son succès en librairie, le livre reste ignoré par les politiques, déjà indifférents aux travaux des sciences sociales. Or, le présupposé théorique posé par le livre est que dans le monde social les souffrances qui ne sont pas prises en compte ont des exutoires inattendus au niveau politique. La méthode de Bourdieu et de son équipe consiste à se mettre à la place de celui qui parle et d’essayer de voir le monde à partir de son point de vue.
“Au risque de choquer aussi bien les méthodologues rigoristes que les herméneutes inspirés, je dirais volontiers que l’entretien peut être considéré comme une forme d’exercice spirituel, visant à obtenir par l’oubli de soi une véritable conversion du regard que nous portons sur les autres, dans les circonstances ordinaires de la vie”, écrit Bourdieu.
La Misère du monde se démarque des règles académiques
Le sociologue doit “se porter en pensée au lieu où se trouve placé son objet” et prendre son point de vue, c’est-à-dire “comprendre que s’il était, comme on dit à sa place, il serait et penserait sans doute comme lui”.
Critiquée par certains collègues pour son manque de rigueur méthodique (accréditer l’idée que la sociologie consiste à recueillir sur le mode de la conversation ordinaire le témoignage de quelqu’un), La Misère du monde se démarque des règles de la bienséance académique (objectivité, neutralité).
“Substituer aux images simplistes et unilatérales une représentation complexe et multiple”
L’enquête cherche à produire deux effets : “faire apparaître que les lieux dits difficiles (la cité, l’école) sont d’abord difficiles à décrire et à penser et qu’il faut substituer aux images simplistes et unilatérales une représentation complexe et multiple, fondée sur l’expression des mêmes réalités dans des discours différents, parfois inconciliables ; et – à la manière de romanciers tels que Faulkner, Joyce ou Virginia Woolf – abandonner le point de vue unique, central, dominant, bref quasi divin, auquel se situent volontiers l’observateur et aussi son lecteur, au profit de la pluralité des perspectives correspondant à la pluralité des points de vue coexistants et parfois directement concurrents”.
“Un véritable hymne aux sciences sociales”
Dans son magistral texte à la fin du livre, “Comprendre”, Bourdieu affirme : “Il faut poser que comprendre et expliquer ne font qu’un.” Pour le sociologue Bernard Lahire, marqué par son enseignement, ce texte est “un véritable hymne aux sciences sociales. Bourdieu assume le rôle de l’écrivain public qui rédige une sorte de cahier de doléances des temps modernes, en pointant notamment le rôle de la démission de l’Etat dans nombre de souffrances. Il a été écrit en 1993, il faudrait le réécrire aujourd’hui car les situations évoquées à l’époque n’ont cessé de se dégrader”, nous précise-t-il.
Au fil des entretiens se dégage en effet l’idée que l’un des principaux fondements des formes de cette “petite misère” réside dans la démission de l’Etat. Depuis 1989, à travers ses cours au Collège de France, Bourdieu travaille sur l’Etat et en particulier sur l’effacement de sa “main gauche”, par opposition à sa “main droite”.
Il dénonce “la dévalorisation du dévouement obscur à l’intérêt collectif”, la déconstruction d’une morale publique, regrette les effets des politiques néolibérales. Patrick Champagne, membre de son équipe, rappelle que “Bourdieu a voulu montrer que la société ne produit pas seulement des pauvres, mais aussi des êtres mal dans leur peau, à tous les niveaux de l’échelle sociale”.
“Un savoir réflexif qui permette à la société d’intervenir sur elle-même”
De manière opportuniste, Jacques Chirac s’inspirera indirectement de cette réalité consignée dans le livre, avec sa thématique durant la campagne présidentielle de 1995, “réduire la fracture sociale”. L’appel de Bourdieu à faire de la politique autrement, “en échappant à l’alternative de l’arrogance technocratique et de la démission démagogique”, restera pourtant sans effet.
La misère des mondes s’est encore creusée en vingt ans
Pire, la misère des mondes s’est encore creusée en vingt ans, comme l’ont illustré ces dernières années nombre de recherches ou de travaux collectifs, comme celui piloté par Stéphane Beaud en 2008, La France invisible. Le souhait, toujours implicite dans le travail de Bourdieu, de produire “un savoir réflexif qui permette à la société d’intervenir sur elle-même” est demeuré un échec.
“Ce que le monde social a fait, le monde social peut, armé de ce savoir, le défaire”, disait Bourdieu. Le savoir comme un armement, comme condition de possibilité d’une émancipation, c’est ce à quoi nous sommes plus que jamais tenus aujourd’hui.
La Misère du monde (Seuil)
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