[En hommage à Daniel Johnston, décédé le 11 septembre 2019 à l’âge de 58 ans, nous republions cette drôle d’interview réalisée en 2010, à Paris] Une interview à moitié annulée s’est transformée en déambulation dans Paris avec Daniel Johnston. Entre Coca Light et Batman, burgers, frites et Nino Rota, récit de quelques heures particulières avec l’insaisissable Daniel, légende du rock underground américain.
Au départ, c’est une interview qui aurait pu tout bonnement être annulée, celle de Daniel Johnston. Rendez-vous à 14 heures au Bataclan, où il doit jouer le soir-même, mais personne aux alentours si ce n’est ces roadies hollandais pas sympas du tout (hollandais quoi), qui ne sont pas au courants mais qui nous aiguillent quand même sur l’attachée de presse du label entre deux grognements . Le père Daniel Johnston sera-là vers 15 heures, me dit-on. Autre info : Daniel aurait donné il y a quelques jours une interview de 26 minutes à un journaliste, soit presque sa plus longue depuis 1992. Je me dis qu’il peut se passer un truc cet après-midi, quand un texto tombe sur le portable de l’attachée de presse. Message : « Daniel ne pourra pas assurer ses interviews avant 19 heures« .
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Hmm bon, « Les Inrocks » ne sont pas très loin, donc je repars au journal un peu déçu en me disant que tout ça va se finir par une annulation. Alors que j’approche du bureau en longeant le boulevard Richard Lenoir, je vois deux types au loin qui marchent un peu bizarrement, l’un un peu en avance sur l’autre. Je ne reconnais pas le premier mais le second ouais mon gars, c’est Daniel Johnston. Énormes baskets au pied, jogging noir un peu lycra, veste de cuir trois-quarts ,de flic un peu, et tête d’ahuri total, une cigarette collée au bec. Je lui parle? Il faudrait mais le type à l’air un peu bizarre. Il s’éloigne lentement, et puis je décide de le suivre.
« Hey Daniel Johnston, mais qu’est ce que tu fais là mon vieux ? »
C’est la première fois que je suis une personne dans la rue. Daniel et la personne qui l’accompagne – son frère Dick Johnston – remontent le boulevard dans l’autre sens. Je change de trottoir pour ne pas les perdre de vue. Le frère est devant, Daniel marche derrière lui complètement voûté. Ils déboulent sur la Rue Amelot. A un moment donné Daniel s’arrête devant une vitrine, avec « Eurotribal » écrit dessus : c’est une boutique de piercings et de tatouages, pourquoi pas. Son frère lui dit de se dépêcher. Ils bifurquent à gauche, je les suis, ils se retrouvent sur le Boulevard Richard Lenoir, presque au point où je les ai rencontrés. L’itinéraire n’a pas l’air très au point. Je fais toujours attention à ne pas me faire repérer, j’ai l’impression d’être le Commissaire Moulin et c’est un peu moche.
Daniel et son frère repartent dans une rue sur la gauche, la Rue Saint-Sabin. Ils croisent une supérette, ils rentrent dedans. Là je me dis que c’est le moment de les coincer. Je rentre dans la supérette en faisant comme si de rien n’était. « Hey Daniel Johnston, mais qu’est ce que tu fais là mon vieux. Je suis le journaliste qui devait t’interviewer on fait comment du coup ?« . Le frère finit de payer les trois canettes de Coca-Light Lemon que Daniel vient de prendre, et me dit qu’on va s’arranger. Daniel prend la parole pour la première fois. « Tu ne connais pas un magasin de vinyls, des 45 tours ? j’ai envie d’acheter ça« . Il a les yeux dans le vide et une petite voix de canard tellement touchante. Daniel est un génie, on le sait, mais il a un petit coup sur le carafon. Je lui dis que si, on va trouver, et le frère explique alors qu’on va retourner à leur hôtel près d’Oberkampf et que je vais pouvoir parler à Daniel, le temps qu’il aille trouver des cigarettes.
On arrive à l’hôtel, on s’installe avec Daniel autour d’une table, le frère part acheter ses clopes. Johnston dégaine les trois canettes de Coca-Light Lemon de ses poches, les pose sur la table méthodiquement, en ouvre une et commence à répondre à nos questions. « Ce qui me fait le plus plaisir, c’est de pouvoir payer mon loyer en vivant de ma musique et de mes dessins. J’ai une maison aujourd’hui, je ne m’attendais pas à ce que ce genre de chose soit possible un jour« . Il n’a pas l’impression de travailler vraiment, dit-il. Il se sent un peu plus dessinateur que musicien, c’est de cela qu’il vit principalement aujourd’hui. Il finit sa première canette de Coke. Ce qu’il écoute comme musique ? « Les Beatles, j’adore les Beatles, j’écoute leurs disques en boucle c’est absolument génial on a le sentiment qu’en écrivant une mélodie on est forcément obligé de leur piquer un truc. » Son préféré ? Ringo bien sûr.
Record battu
Sinon en musique il aime aussi Queen, surtout les premiers albums. Le hip-hop ? « Franchement je n’écoute pas ce truc. Ça fait combien de temps que ça dure cette histoire de rap ? Quinze ans ?« Plutôt trente je lui dis mais il s’en fout, il finit sa deuxième canette de Coke les yeux un peu paumés. Il demande si son frère va revenir bientôt, il a envie de fumer. « Je bois du light désormais car j’ai du diabète et je ne peux pu boire du vrai, c’est vraiment moins bon le light« . Il ne sait pas qui est Jay-Z. Barack Obama ? « Je ne le connais pas« . Mais si le président des Etats-Unis. « Ah oui je vois qui c’est, il a l’air pas mal mais je ne suis pas trop l’actualité, pas du tout même« . Bim la troisième canette est tombée. Tu passes tes journées à quoi faire alors, Daniel, si tu suis pas l’actu ? « Je dessine beaucoup, presque toute la journée. Je vends certains de mes dessins près de 15 000 dollars. » Il rigole.
Les tournées ? « Bof, c’est toujours pareil, on est où là ?« Paris, Daniel, c’est Paris. « Ah oui Paris. Ça a l’air sympa, c’est la première fois que je viens« . Je suis allé à un concert de Daniel Johnston au Café de la Danse le 5 juin 2005, mais visiblement je suis le seul à m’en souvenir dans cette pièce. Le frère revient, l’interview se termine. 29 minutes, nouveau record du monde d’interview avec Daniel Johnston depuis 1992. Et ce magasin de disque alors ? Daniel s’en grille une. On file en taxi vers Saint-Germain, direction Gibert-Jospeh. « Je cherche des 45 tours avant tout« , explique Daniel Johnston. Il s’endort un peu. Mais à peine descendu de voiture, il sort en cavalant. Je suis le seul à lui emboîter le pas. Il s’adresse aux vendeurs qui restent bouche-bée. « Vous avez des 45 tours ?« , dit-il en anglais avec sa voix particulière. Son haut de jogging est tout taché.
« Je voudrais un quarter pounder with cheese »
Les types du magasin prennent un peu peur. Premier stop au rayon bandes originales. Deux albums tirés de la série Batman, c’est plus pour la pochette visiblement. Une compile de Nino Rota. Hop direction le rayon de la musique classique. « Je cherche des 45 tours d’occasion« , demande-t-il à deux vendeurs qui se regardent sans savoir quoi dire. Puis on file au rayon indépendant ; où tout le monde le reconnaît. On le conseille, on lui donne des accolades. Il trouve enfin un vinyle, un groupe inconnu, dont il saisit le 45 tours. Puis direction le rayon Queen, hop deux best-of. Un disque de Linda Rondstat, et un autre. Je le perds un peu de vue avant de le retrouver à la caisse, avec son frère. 224 euros au total. « Tu les avais déjà ces disques de Queen », fait remarquer son frère Dick. « Oui mais je les aime beaucoup », lui répond Daniel Johnston, qui veut voir les deux disques que j’ai acheté de mon côté. Lightspeed Champion ? Connais pas. She and Him ? Connais pas.
« J’ai faim j’irai bien manger au McDo, je voudrais un quarter pounder with cheese », explique-t-il. « Tu as mangé il y a deux heures », rétorque son frère. Oui mais Daniel a faim alors on va au McDo. Dans un sketch digne de Pulp Fiction il apprend que le quarter pounder with cheese n’existe pas alors il se rabat sur un Big Mac, un Coca light et une frite. Daniel Johnston a bossé dans un McDo, c’était à Austin dans les années 80. Il mange son menu à une table appuyée contre la vitrine. Il s’en met un peu partout dans la barbe. Les passants sont un peu intrigués. Daniel a fini, il sort du restaurant en produisant un énorme rot. Il veut rentrer à l’hôtel. On trouve un taxi. Je lui montre Notre-Dame. « Ah c’est là que vivait Quasimodo. J’adore ce film, j’étais amoureux d’Elizabeth Taylor« . Il chantonne un truc en regardant par la fenêtre. Le taxi arrive à son hôtel, Daniel Johnston descend et me dit à ce soir. Dans quelques heures, il sera sur la scène du Bataclan.
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