Enfant de 68, étudiant amateur de football devenu journaliste aux Cahiers puis cinéaste au gré des circonstances, Hervé Le Roux s’est éteint ce 26 juillet à 59 ans. En 1996, il avait réalisé « Reprise », un des films les plus forts sur le monde du travail. Voici l’entretien qu’il nous accordait alors.
Reprise est peut-être, sans doute, un grand film politique et historique, mais tout est parti d’une image, d’une photo de femme, d’un désir romanesque. La femme, jolie brunette aux lèvres charnues, est une ouvrière qui travaillait à l’usine Wonder de Saint-Ouen dans les années 60. L’image est une photo de cette femme, publiée dans un vieux numéro des Cahiers du cinéma. La photo était en fait un photogramme extrait d’un petit film documentaire tourné par des étudiants de l’Idhec devant les portes de Wonder, le jour de la reprise du travail à la fin des grèves de Mai 68. Dans le petit film, on peut voir des ouvriers, des syndicalistes, des chefs du personnel, des étudiants gauchistes, des conseillers municipaux communistes, des passants, bref, un échantillon de population comme un casting idéal jouant là l’ultime scène du petit théâtre de Mai 68. Au centre de la distribution et du film, la jolie brunette en pleine crise, refusant obstinément de réintégrer l’atelier, gesticulant, invectivant l’entourage, au bord des larmes, malade à la simple idée de « refoutre les pieds dans cette taule ! ».
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Longtemps hanté par cette image, Hervé Le Roux est tombé « amoureux » de cette Alice in Wonderland, héroïne contre son gré d’un conte réaliste ouvrier. Il décide de la retrouver… Curiosité, désir de savoir ce que la fille est devenue, envie de lui accorder un second droit à l’image, nostalgie de la culture ouvrière, quête sur le devenir des luttes sociales, interrogation sur l’évolution des rapports entre le cinéma et le politique : les motivations de Le Roux sont sans doute multiples et complexes, mais ce qui les domine, c’est un processus cinéphile et romanesque, l’obsession d’une femme et d’une image. Le Roux se munit d’une cassette du Wonder-film, d’un téléviseur et commence son enquête à Saint-Ouen, sur les lieux mêmes de la scène originelle. Il retrouve des syndicalistes, des employés, des contremaîtres, des militants, tout un ensemble de gens qui gravitaient autour de la planète Wonder, présents dans le Wonder-film ou juste dans son proche hors-champ. A tous il montre le Wonder-film, et ce sont ces images qui déclenchent (ou non) la mémoire et la parole.
Un véritable circuit de regards
Tourné comme un reportage ordinaire, doté d’une plastique très banale, Reprise est pourtant un très grand film, quasiment la preuve tangible d’une forte intuition théorique : l’essence du grand cinéma ne réside pas dans la perfection plastique de l’image ; une lumière ou un cadre léchés peuvent éventuellement constituer les beaux attraits secondaires d’un grand film, jamais sa condition nécessaire et suffisante. Ce qui fait avant tout le cinéma et Reprise le prouve , c’est d’abord un mouvement d’ensemble, un rythme interne, une structure articulant chaque partie entre elles pour former un grand tout… C’est, surtout, la fameuse altérité que l’on résumera ici par une énergie circulant entre ce qui est regardé et ce qui regarde. Reprise est un grand film parce que le processus filmique est au cœur de la démarche de Le Roux et la fait avancer.
Le cinéaste scrute le visage des « acteurs » quand ils découvrent leur Wonder-film et leurs réactions sont passionnantes à observer ; il installe un véritable circuit de regards, une mise en abyme fructueuse entre le Wonder-film, les « acteurs » qui le voient et les spectateurs qui voient les « acteurs ». Ne s’usant pas quand l’on s’en sert, le Wonder-film scande et ponctue obsessionnellement le Le Roux-film, comme son noyau originel et non fissible, comme son refoulé resurgissant inlassablement, comme le carburant indispensable de sa narration, comme son point aveugle, son centre/trou noir autour duquel Le Roux n’en finit pas de tourner en cercles concentriques. Chaque intervenant apparaît avec son bagage de vie, son propre itinéraire politique et personnel, comme autant d’histoires différentes, de fictions possibles, d’appels à l’imaginaire.
Reprise développe le même parfum de suspense romanesque, le même enivrement de gigantesque puzzle qu’un Citizen Kane dont le « Rosebud » serait la jeune fille… Il fonctionne aussi comme un bon vieux Mankiewicz (La Comtesse aux pieds nus ? Chaînes conjugales ?), par une série de flash-backs convergeant en étoile vers le même point nodal, une suite de versions différentes d’une même histoire. Et cette tapisserie subjective finit par exister plus fortement que la « véritable histoire » : on ne pénétrera jamais à l’intérieur de Wonder autrement que par les témoignages verbaux et gestuels des anciens employés, plus « parlants » que n’importe quelle image…
Un grand film de la parole
Reprise est aussi un grand film de la parole. Mais si le film de Le Roux est une recherche du temps perdu, une saga pleine de personnages et de rebondissements, une grande enquête policière, c’est à la façon de Chandler ou Hammett : le chemin est plus important que le but et le train romanesque permet une gigantesque mise en coupe historique, politique et sociale du paysage français. Desplechin déplorait récemment que la classe ouvrière ait quasiment disparu du cinéma. Le Roux fait revivre cette dimension mythologique, redonne l’image (et la parole) à cette frange de la population dont la représentation se limite aujourd’hui aux statistiques du chômage ou aux images aveugles et brèves des journaux télévisés. Reprise, c’est la reprise de contact avec les personnages essentiels de la geste ouvrière, c’est comment les luttes se transforment au fil du temps, comment chaque engagement individuel irrigue une vie ou se dissout dedans, selon la destinée de chacun. Ce n’est pas le moindre mérite de Le Roux que de proposer une hypothèse stimulante sur la nature des liens entre le cinéma et le politique, aujourd’hui que le politique a perdu du terrain et que le cinéma militant ne fait plus illusion depuis belle lurette. En renouant un lien cassé entre le public d’aujourd’hui et une certaine culture politique, le titre Reprise se comprendra aussi au sens couturier, le film s’essayant à raccommoder les trous de la transmission historique.
Le Roux n’a pas abordé son sujet en juge, en militant, en sociologue ni même en reporter-journaliste. Il n’était armé d’aucune certitude, il s’est jeté dans l’aventure sans filet, sans réponses mais avec plein de questions, en (en)quêteur à l’écoute des gens et ouvert au réel qui venait à sa rencontre, en pisteur amoureux d’une inconnue, en cinéaste totalement réceptif au film qui se construisait sous ses yeux en même temps qu’il avance maintenant sous le regard du spectateur. Cette Reprise est un grand bonheur.
Serge Kaganski
Comment as-tu découvert cette photo à l’origine du projet Reprise ?
Hervé Le Roux – En lisant le numéro des Cahiers sur la situation du cinéma français en 81, dans lequel il y avait le bilan des années 70 et notamment une double page sur le cinéma direct en dix images, rédigée par Serge Daney et Serge Le Péron. La seule photo que j’ai retenue est celle de cette fille. Je me suis reporté à la légende : « La reprise du travail aux usines Wonder. » Evidemment, je me suis dit « La sortie des usines Lumière. » C’était non seulement le choc de voir cette femme, mais aussi le dispositif de l’image : une femme seule, habillée en blanc, cernée d’hommes. Et puis ce que disait l’article, que c’était en 68, à la reprise du travail et qu’elle ne voulait pas rentrer. Cette image m’a travaillé pendant quinze ans, c’est une longue histoire. J’ai dû attendre un ou deux ans avant de voir le film à la Cinémathèque. C’est un film très connu qui a été terminé très vite, puisqu’il n’y a qu’une seule coupe dans la bobine 16 mm qu’ils ont tournée. Il a été projeté pendant l’été 68 au Festival d’Hyères - un grand festival à l’époque -, puis diffusé par les collectifs militants et, ensuite, montré en première partie d’un film de Karmitz, Camarades. C’est le seul film de 68 qui ne soit pas un film de montage, un exercice vertovien exemplaire, c’est-à-dire la réalité prise sur le vif, sans commentaires idéologiques. C’est un document brut et du coup, il vieillit peut-être mieux que les autres. Il n’est jamais passé in extenso à la télé mais des extraits ont été intégrés dans des films d’archives.
Quel était ton rapport aux Cahiers à l’époque de la photo ?
J’étais simple lecteur, n’ayant aucune idée de ce que je ferais un jour, ni que j’écrirais aux Cahiers, ni que j’essaierais de faire des films. Je n’ai commencé à y écrire que trois ans après, en 1984.
Comment as-tu vécu 68 ?
J’avais 10 ans et demi et j’ai vécu les événements derrière les persiennes fermées de l’appartement de mes parents, qui donnait quasiment sur la place de la Nation. J’ai un souvenir de voyeur : les volets entrouverts où d’un seul coup on voit les CRS, habillés à l’antique, genre légionnaires romains, avançant sur les manifs ouvrières. Et puis les gens de la radio qui ne parlaient pas tout à fait comme d’habitude, Le Jeu des mille francs qui n’a pas lieu. Mai 68, c’est plutôt une mémoire qui m’est transmise. Pendant ma vie étudiante, on était les héritiers de 68, sur les libertés qu’on obtenait : la majorité à 18 ans, la contraception, l’avortement…
Tu es passé par une période militante ?
Quand tu es étudiant, tu n’as pas besoin de carte pour te réunir, pour agir. Il y avait une agitation étudiante permanente, à laquelle je participais : grèves, manifs, réunions. Mais je n’étais pas un militant féroce. Je me souviens avoir passé huit heures dans un commissariat avec des maos de 15 ans parce qu’on en appelait au boycott de la Coupe du monde de football de 78 en Argentine. Moi, j’étais contre le boycott parce que j’adore le foot, mais par solidarité, j’étais avec eux pour distribuer les tracts dénonçant la situation en Argentine. D’ailleurs, l’équipe hollandaise a refusé de serrer la main de Videla après la finale, ce qui m’a conforté dans ma position politique de l’époque. Malgré tout, l’Argentine a gagné, ce qui a probablement prolongé de quelques mois la popularité toute relative de la dictature militaire.
Quelles études suivais-tu ?
A peu près tout sauf médecine (rires)… J’ai eu une longue expérience étudiante.
C’était un désir d’étudier ou plutôt une manière de différer le moment de travailler ?
Les deux. Il y avait l’envie de s’instruire mais aussi le côté « A bas le travail » de Mai 68, que l’on peut retrouver dans ce que dit cette fille : « Le travail, c’est dégueulasse. » C’est des choses qui se disaient dans ces années-là : « Travaillons trois heures par jour », « On ne va pas perdre sa vie à la gagner », etc.
Tu lisais les Cahiers tendance mao de l’époque ?
Pas du tout, j’étais un cinéphile tardif. J’ai commencé à aller au cinéma quatre fois par jour vers 20 ans. Pas tellement à la Cinémathèque d’ailleurs, mais au Studio 43, à l’Action République, avec les Paradjanov, Oliveira et tout le cinéma portugais…
Qu’est-ce que tu apportais de neuf en écrivant aux Cahiers ?
Je me suis retrouvé sur tout ce que les autres n’avaient pas pris. D’une part sur l’économie et la politique du cinéma, d’autre part sur les objets non identifiés, les premiers films de Jarmusch par exemple. Ce qui m’intéressait, c’était le fonctionnement collectif de la rédaction à l’époque. Il fallait aller là où les autres n’étaient pas pour essayer d’être le plus complet possible.
Contrairement à certains autres cinéastes issus des Cahiers, tu n’étais pas sûr de vouloir faire du cinéma.
Il y a un contre-atavisme familial car ma mère était danseuse et pour elle, intermittent du spectacle, c’était vraiment pas un métier. Elle n’avait qu’une envie : que son fils fasse de bonnes études et décroche un bon travail, genre haut fonctionnaire… Et puis je n’ai pas passé mon enfance à la Cinémathèque.
Tu es maintenant un cinéaste qui passe beaucoup de temps à accompagner ton film après sa sortie.
Oui, c’est quelque chose qui m’intéresse parce que c’est ce que le cinéma n’offre pas par rapport au théâtre : voir son spectateur. C’est agréable de voir un public. Et puis on te dit toujours que tu fais des films d’auteur, parisiens, très difficiles, que personne ne va les comprendre en dehors de quelques cinéphiles ; et tu le montres à Fumel, Lot-et-Garonne, devant cinquante personnes qui te disent « On a bien aimé » : eh bien voilà, ça compte. Ça te prouve que tout ce bla-bla selon lequel on ne fait des films que pour le public des grandes villes est complètement faux. Alors, c’est vrai que ça prend encore un an après la sortie du film, mais c’est aussi une manière de le boucler. Pour Reprise, ça sera encore pire que pour Grand bonheur car c’est un film qui appelle vraiment le débat.
Reprise a-t-il demandé beaucoup de temps de préparation ?
Non, l’idée était de faire l’enquête en même temps qu’on tournait. Comme je ne voulais pas rencontrer les gens et puis revenir les filmer, il y a eu très peu de préparation. On a fait une mini-enquête en 91, juste pour essayer de retrouver des pistes, voir s’il était possible de trouver des hommes qui auraient vu des hommes qui auraient vu la fille. Je me suis rendu compte assez vite que Reprise serait long parce que l’usine Wonder était fermée depuis des années, que les archives avaient brûlé du temps de Tapie, très mystérieusement (rires)… Et que mon travail allait être de faire des sauts de puce d’une personne à une autre.
Je me suis rendu compte ensuite que tous les gens que je rencontrais avaient quelque chose à dire, une parole à rendre et une histoire à raconter. Alors je n’allais pas les convoquer d’une manière utilitaire en leur montrant la cassette : « Alors, vous reconnaissez qui ? Merci, au revoir Monsieur. » Puisque le principe du film, c’était de retrouver cette femme pour lui donner la parole, la logique exigeait que je donne aussi la parole aux gens que je rencontrais. Après tout, eux aussi avaient vécu Wonder.
Reprise est un film qui renoue avec le politique, mais l’envie de départ semble surtout romanesque : tu étais amoureux de cette fille et de son mystère.
Complètement. La première fois que j’ai montré ce film, il y a eu une discussion du genre : « Politiquement, qu’est-ce que ça veut dire ? » Et puis il y a une amie comédienne qui est sortie en disant « Oh ! C’est un grand film d’amour ! » Ça a jeté un froid, ça paraissait complètement irresponsable, mais ça m’a fait extrêmement plaisir parce que c’est ça, enfin, c’est aussi ça. Donc, c’est à la fois un film d’amour et ça se veut quasiment une enquête policière.
Savais-tu au départ que tu allais tourner longuement autour de la fille et que ça allait faire ton film ?
Je n’excluais pas du tout de la retrouver immédiatement. L’enquête a suivi la chronologie définitive du film, même si elle est un peu modifiée et remontée. Les premières personnes que l’on retrouve sont les agents de maîtrise, l’encadrement, et puis les délégués syndicaux parce qu’on se souvient de leurs noms. Et puis, plus on va vers cette femme, plus on va vers les ateliers et les OS. Là, on tombe sur des femmes qui sont des anonymes et dont, au mieux, on ne connaît plus que le prénom. Souvent, c’est « Comment elle s’appelle, elle habitait dans la cité, derrière… » Je sentais que je me rapprochais de cette femme mais aussi que le chemin serait long.
Desplechin disait récemment que la classe ouvrière avait disparu.
Elle a disparu en tant que mythe et aussi en tant que politique. La dictature du prolétariat, ça fait rire tout le monde.
Est-ce que Reprise ne veut pas recréer ce mythe ?
Le mythe politique ouvrier a bien disparu. Les ouvriers ont été exclus deux fois : d’abord on leur a dit qu’on allait foutre leurs usines à la casse - ce que les gens peuvent raconter sur Tapie dans le film, c’est vraiment ça. Et ensuite, on les a exclus de la parole et de l’image, de la représentation. Ce film, c’est effectivement trois heures de parole ouvrière : quelque chose qu’on n’a plus l’habitude d’entendre.
Tu n’en as eu conscience qu’après coup ?
Non, tout de suite. Quand j’arrive à Saint-Ouen, on me dit que dans les années 60, il y avait 40 000 métallos. Aujourd’hui, la ville a 40 000 habitants mais 20 % de chômeurs. A l’époque, les cafés étaient pleins de gars en bleu ; tu te balades aujourd’hui, c’est un désert. Et en même temps, le prix à payer de ce mythe de la classe ouvrière, c’était de raisonner en collectif, en masse. D’un point de vue politique, en 68, c’était la classe ouvrière. Et moi, en 95, j’ai envie de raisonner à partir des gens, des personnes. C’est aussi le parti pris du film, dire que le délégué CGT, le communiste, c’est pas seulement un type avec « communiste » écrit dessus, mais quelqu’un qui a une histoire. Et quand tu connais cette histoire, tu l’écoutes peut-être plus. Pour avoir une représentation collective, il faut partir de l’individu et de chaque trajectoire.
En ce sens, c’est le contraire d’un film militant.
Complètement. Je n’ai rien à vendre, je n’ai pas de thèse sur 68. Ce n’est pas moi qui vais dire - et avec quelle légitimité ? - la vérité sur 68, ni quelles sont nos tâches aujourd’hui. La vérité est contradictoire, complexe et, par accumulation, chaque spectateur est assez grand pour s’en donner une image, pour pouvoir lui-même tamiser ce qui se dit.
C’est une mise en scène perspectiviste. Et on peut dire aussi que Reprise est un film sur la rhétorique.
C’est une accumulation d’approximations, d’erreurs et de mensonges qui finit par rendre compte du réel. Chacun fictionne, chacun construit son scénario des événements. Faire coexister, même à une demi-heure d’écart, ces paroles qui ne disent pas la même chose sur les mêmes événements n’ôte rien à leur intelligibilité. C’est aussi considérer le spectateur comme adulte et non pas faire sur la question un champ-contrechamp idéologique qui consisterait à faire un montage alterné des différents protagonistes, ce qui serait infantile.
C’est un film qui tombe bien, dans le contexte de Renault Vilvorde, de l’Europe sociale embryonnaire.
Vilvorde, ça m’a sidéré parce que quand j’ai cherché un peu sur Saint-Ouen des gens qui étaient là en 68, on m’a dit qu’il n’y avait plus personne. A Alsthom, la plus grande société de Saint-Ouen, les derniers plans sociaux fixent la retraite à 48 ans, donc les plus vieux avaient 18 ans en 68. Et j’ai rencontré des gens qui étaient à l’usine Renault de Saint-Ouen qui a fermé en 91. Cette usine a été rasée et on a construit un centre Leclerc à la place. Et tous ces ouvriers qui avaient été licenciés ont reçu un petit mot de Leclerc leur demandant ce qu’ils pensaient de la construction de ce centre. Ces gens-là, on les fout au chômage, on construit un centre commercial à la place de leur usine et on leur dit qu’il faut y consommer.
Est-ce que tu as déjà montré le film aux militants que tu as filmés ?
Il y en a qui l’ont vu, et leurs réactions sont généralement assez vives par rapport aux paroles des autres. Pendant les projections, ça râlait : « Mais ce contremaître dit n’importe quoi ! » Ils se mettent en colère contre des propos qui sont dans le film mais cette colère ne se retourne pas contre le film. Et ils ont été émus - en regardant le film de 68 - de voir leur usine. Certains m’ont dit qu’ils n’en avaient pas dormi de la nuit. C’est très fort, très violent pour eux de revoir ces images. Sinon, les autres réactions sont du genre « Ça a été beaucoup de travail, vous avez bossé », ce qui me touche beaucoup. C’est des réactions que j’avais entendues lorsque je montrais Grand bonheur dans des villes ouvrières. Ce qui les intéressait, c’était la fabrication du film, le travail.
Est-ce que tu avais aussi envie de faire un film pédagogique ?
Il y avait un peu de ça, l’envie de retramer la mémoire collective. Avec le sentiment qu’au début des années 80, cette mémoire collective s’est rompue. Les références de Mai 68, je les ai eues à 20 ans, en 77. Les gens qui ont eu 20 ans en 87 n’ont pas ces références.
Propos recueillis par Serge Kaganski
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