Lassé de la voix humaine et de son propre langage d’écrivain, l’auteur remarqué de La Meilleure Part des hommes a tenté une expérience : inventer le langage d’un singe. Une façon radicale de dynamiter la littérature.
Beaucoup de lecteurs seront déroutés par le deuxième roman de Tristan Garcia, aux antipodes de son très remarqué La Meilleure Part des hommes (2008), radiographie des années sida à Paris à travers une poignée de personnages et leur cortège de sentiments et de lâchetés.
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Mémoires de la jungle est un roman ardu qui demande que l’on s’accroche, comme tous ces livres qui réinventent la langue, de Joyce à Guyotat, mais dont il faut saluer l’ambition formidable, rare chez un auteur de 29 ans, et la maîtrise à la mesure (haute) de cette ambition.
Car c’est un singe qui raconte sa vie dans ces Mémoires de la jungle, impressionnante performance linguistique : Doogie, petit chimpanzé sacrifié sur l’autel de la science mais surtout de la cruauté humaine quand une famille de scientifiques l’élève comme l’un des siens, lui apprenant le langage pour mieux le replonger dans la jungle afin d’observer son comportement.
Roman d’initiation et de “désinitiation”, ce nouveau livre d’un Tristan Garcia toujours aussi humble et percutant raconte comment ce singe aura à désapprendre l’humanité, les sentiments et le langage pour parvenir à survivre dans un milieu d’une hostilité et d’une barbarie inouïes.
Corps de l’innocent déchiqueté par deux mondes auxquels il n’appartient pas, ou plus, Doogie est le personnage-manifeste de ce qui travaille en profondeur Tristan Garcia : l’idiot trahi par les soi-disant civilisés, par la langue duquel le jeune écrivain tente de se réapproprier la littérature contemporaine avec inventivité et fraîcheur.
Epouser la langue d’un singe pour mieux dynamiter une littérature française compassée, c’est l’un des paris les plus excitants et risqués du moment, qui confirme la place importante que Tristan Garcia occupe et devra continuer d’occuper dans le roman français.
Entretien > Pourquoi cette envie d’écrire autour d’un singe ?
Tristan Garcia – La Meilleure Part des hommes était une tentative de faire un roman d’un autre genre sur le genre. Avec Mémoires de la jungle, j’ai voulu écrire un roman sur une autre espèce. Fatigué de la voix humaine, du comportement humain, de mon propre langage d’écrivain, je voulais vraiment faire une expérience : adopter la subjectivité et le langage d’une autre espèce. Il m’a fallu du temps pour y parvenir. J’ai fait des études d’éthologie, sur l’apprentissage du langage humain par les singes. C’est l’un des grands événements du XXe siècle dont la plupart des gens n’ont pas conscience. On s’est mis à considérer les animaux comme des sujets, à les identifier à nous. Ce qui me fascinait dans ces expériences avec les singes, c’est qu’elles commençaient de façon scientifique mais se terminaient comme des romans, des histoires de sentiments.
Vous vous inspirez d’une histoire vraie, celle de l’adoption d’un bébé chimpanzé par des scientifiques…
Après la Seconde Guerre mondiale, un couple de chercheurs a adopté un jeune chimpanzé aux Etats-Unis. Ils voulaient faire une expérience comparative au moment où naissait leur propre enfant : élever et éduquer leur fils et le petit singe de la même façon. Ce qui est totalement romanesque dans cette expérience, c’est que ça a donné Abel et Caïn. Dans l’histoire réelle, le petit homme a pris le dessus en parvenant mieux à maîtriser la parole, à développer un rapport particulier avec les parents et à écraser son frère animal. Il a fallu les séparer et l’expérience a tourné court.
Le petit singe a fini sous calmants, assez tristement comme souvent dans ces expériences où il y a quelque chose de très cruel : on enlève ces êtres à leur nature animale mais comme ils ne peuvent pas accéder complètement à l’humanité, ils restent entre les deux. Ceux qui sont éduqués n’arrivent plus à avoir de rapports avec leurs semblables. Révélateur sur notre humanité et sa cruauté.
Ce que vous avez changé par rapport à la réalité, c’est le cynisme des chercheurs qui ont prévu de renvoyer le singe dans la jungle pour étudier son comportement…
J’ai ajouté aussi un peu de science-fiction, un moyen d’accélérer le récit. Don DeLillo et Houellebecq l’ont fait. J’aime cette idée. Le défi que je me suis également lancé était d’écrire un roman d’aventures classique comme j’en lisais enfant, de Jules Verne à Stevenson. Mais comme cela me semblait impossible à réaliser aujourd’hui, j’ai voulu raconter l’aventure d’un langage. J’ai été très influencé par un livre de William Golding, l’auteur de Sa Majesté des mouches : dans Les Héritiers, il essaie d’inventer ce qui se passe dans la tête de l’homme de Neandertal.
Comment vous y êtes-vous pris pour inventer ce langage ?
Il y a plusieurs façons d’enseigner le langage aux singes : soit le langage des signes, soit des écrans tactiles d’ordinateurs avec des caractères comme des hiéroglyphes, soit un langage artificiel, spécialement conçu pour eux. J’ai pris un peu des trois pour parvenir à une sorte d’idiome baroque : je voulais que pour le singe-narrateur, tous les mots soient comme des images, tous les concepts soient des sentiments, tous les signes soient des objets.
A partir de ça, il me fallait composer un langage lisible mais aussi étrange, à la fois autre et familier, pour qu’on puisse y lire une histoire, s’identifier, avoir de l’empathie pour le singe. Doogie a un rapport au temps très faible, il le spatialise, donc il va parler des heures qui tombent de la montre ou des jours qui tombent du calendrier. Ce langage déroutera certainement le lecteur, mais mon pari reste qu’il puisse s’identifier suffisamment fort au personnage pour endosser ce langage afin de voir le monde à hauteur de chimpanzé.
Ça fait quoi d’être dans la peau d’un singe ?
Durant l’année et demie qu’a duré l’écriture de ce livre, j’ai épousé ce fonctionnement mental, je pensais vraiment comme un singe. Ça me soulageait beaucoup de la communication humaine. Ce mode de pensée me permettait d’échapper à un langage complètement solidifié que j’avais du mal à supporter. Il y avait chez moi la volonté de retrouver une vitalité du langage de l’enfant avant qu’il ne soit pris dans les conventions de la vie sociale. Mémoires de la jungle n’est pas qu’un roman d’initiation.
C’est aussi un roman de désinitiation ?
Plutôt un roman de déformation. Renvoyé dans la jungle, le petit singe doit désapprendre l’humanité et retrouver son animalité pour survivre. C’est quelque chose de profond, qui a rapport avec le roman d’aventures classique tel que je l’ai aimé. A la fin du XIXe siècle, on peut croire au roman de formation parce qu’on pense que l’histoire universelle et individuelle va vers le progrès. A la fin du XXe siècle, il devient beaucoup plus difficile d’y croire, il nous faut alors plutôt désapprendre.
Le roman d’aventures ne serait donc plus possible aujourd’hui ?
Non, parce qu’il est lié au colonialisme, à la découverte par l’homme blanc de territoires qu’il croit vierges alors que d’autres hommes les occupent. A partir du moment où l’on s’identifie aux gens qui vivent déjà au Congo ou au Mékong et qu’on sait qu’ils ont été colonisés, l’aventurier blanc apparaît comme un impérialiste, il est ridicule, on ne peut plus y croire. Le seul moyen que j’ai trouvé pour renouer avec l’aventure, c’est de prendre un individu d’une autre espèce, l’amener presque jusqu’à nous, l’humaniser puis le relâcher dans la nature et voir ce que cela donne. Je crois que l’aventure reste une forme romanesque profonde et importante, sauf qu’aujourd’hui les écrivains ne peuvent la pratiquer qu’au second degré : Jean Echenoz, par exemple, avec L’Equipée malaise. Je voulais faire un roman d’aventures au premier degré.
Vous ne craignez pas qu’on lise ce roman comme un texte expérimental ?
A partir du moment où mon livre part d’une expérience scientifique, le risque existe qu’on le lise comme une expérience littéraire. J’ai tout le temps essayé de contrebalancer l’aspect expérimental par une narration au premier degré. La seule chose qui puisse sauver ce livre de l’expérience, c’est que le lecteur aime profondément ce singe. J’aime Finnegans Wake de Joyce, ou encore le travail de Guyotat, ces inventions d’un langage, mais je voulais tenir les deux bouts : à la fois Stevenson et Joyce, à la fois du roman d’aventures premier degré et une expérience de langage. Je ne crois pas à l’expérience de langue pure aujourd’hui, ça a déjà été fait.
Quel serait le lien entre votre premier roman et celui-ci ?
Dans Mémoires de la jungle, l’humain révèle sa perversité et trahit l’animal. Exactement comme dans La Meilleure Part des hommes : la valeur, c’est la fidélité. Ici, seul le singe garde une fidélité jusqu’au bout, comme le personnage de William dans La Meilleure Part des hommes. Ces personnages peuvent se montrer irrationnels, faire n’importe quoi, se dégrader mais ils restent fidèles. Ici, c’est l’humanité intelligente qui change et qui trahit. Ce qui me touche le plus dans la littérature, ce sont ces personnages qui manifestent une innocence : l’idiot de Dostoïevski, Don Quichotte, Ignatius dans La Conjuration des imbéciles de John Kennedy Toole… J’ai envie de créer des personnages idiots parce que je me sens trop rationnel, posé, réfléchi. J’ai peur de ça, de cette rationalité, de cette forme de sagesse, d’où cette envie de créer ces personnages avec une langue baroque, incohérente : c’est eux qui ont raison. Comme je pense toujours la même chose, j’essaie chaque fois un genre différent pour ne pas me répéter et aller le plus loin de moi possible. Je recherche l’innocence dans la littérature. Hors de la littérature, je n’arrive pas à en trouver. Mémoires de la jungle est un roman risqué mais auquel je tiens parce qu’il raconte l’histoire d’un double échec : celui du singe qui espère devenir un homme et le mien en tant qu’écrivain essayant d’être un singe… Le double échec d’espérer être autre.
Vous vouliez retrouver une innocence du langage, de l’écriture ?
J’ai beaucoup de mal à écrire car j’ai l’impression de faire de la littérature comme la génération qui me précède. Alors j’ai besoin d’une voix, d’avoir un rapport oral à l’écriture. J’essaie de me détacher d’une littérature qui vénère l’écriture. Chez Michon ou Quignard, que j’aime pourtant beaucoup, on trouve une forme de religion de l’écriture. Faire de la littérature contemporaine, c’est ne pas la magnifier. Et pour ça, j’ai besoin d’être aussi l’idiot en littérature. Ce livre m’a permis de faire l’idiot, de faire le singe, de désapprendre la littérature.
Mémoires de la jungle (Gallimard), 368 pages, 19,50 €. Sortie le 16 avril.
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