Avec l’ultime opéra de Leonard Bernstein, le maestro Kent Nagano et le metteur en scène Krzysztof Warlikowski signent une création qui fera date à l’Opéra de Paris.
A Quiet Place…. L’ironie mordante du titre de l’opéra de Leonard Bernstein, ourlée du chagrin et du deuil qui enrobent tel un linceul la brillance et l’éclat orchestral de sa partition, résonne comme un glas le jour de sa création à l’Opéra de Paris sous l’éblouissante direction musicale de Kent Nagano. Cela fait deux semaines que les bombes russes tuent en Ukraine et prennent le pays dans un étau. D’ailleurs, c’est sur une chambre mortuaire que s’ouvre le premier acte, après l’introduction filmique et musicale où l’on suit l’accident de voiture, sur la route mouillée d’une ville américaine, où Dinah trouve la mort.
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Après son enterrement qui est l’occasion pour ses enfants, Dede et Junior, parti·es vivre au Canada, de retrouver leur père, Sam, après treize ans de séparation, leurs tentatives de rapprochement, de réconciliation et d’apaisement font resurgir un passé douloureux. Sans jamais renoncer à la volonté d’une harmonie, aussi dissonante soit-elle, intégrant le conflit, la peur et la douleur au désir éperdu d’amour et de tendresse. Une lucidité clairvoyante héritée de Dinah, à travers la lettre qu’elle leur laisse, avec pour seul viatique, ce constat : “On est seulement ce qu’on est. L’accepter. Accepter qu’on a été créés inégaux.“
Une formidable constellation d’artistes
Cette nouvelle orchestration du troisième et dernier opéra de Leonard Bernstein par Garth Edwin Sunderland relève, in fine, d’un incroyable alignement de planètes réunissant une constellation d’artistes, morts et vivants, puisant à l’intime de leur expérience pour dresser le portrait collectif d’une société américaine dont l’influence, globalisation aidant, s’étend aux quatre coins du globe. À savoir, en premier lieu, Leonard Bernstein, compositeur américain, d’origine juive ukrainienne, évoquant en 1983 dans A Quiet Place son homosexualité et sa bisexualité à travers les personnages de Junior, fils de Dinah, et de François, son ancien amant et l’époux de sa sœur Dede, au moment où le sida fait ses premières victimes.
Il fallait alors un sacré courage pour faire son coming out, comme l’explique le librettiste Stephen Wadsworth, présent sur la scène de Garnier le soir de la première : “L’opéra se déroule l’année de sa création, en 1983. Le soir de la première, il y a eu une manifestation anti-gay très bruyante devant le Jones Hall de Houston, car on savait que l’un des personnages principaux était gay. C’était au début de la troisième année de la présidence de Ronald Reagan, qui promettait un retour aux valeurs conservatrices et traînait scandaleusement des pieds pour prendre le sida au sérieux.“
En second lieu, Kent Nagano, qui rencontra Leonard Bernstein lorsqu’il était l’assistant de Seiji Ozawa et suivit son enseignement à la direction d’orchestre. La limpidité cristalline de sa direction musicale est le plus bel hommage à ce que lui enseigna Leonard Bernstein : “L’étude d’une partition doit toujours rester active et s’apparenter à une quête constante de profondeur.” Ce que traduit, avec l’élégance insolente et la poignante mélancolie qu’on lui connaît, la mise en scène de Krzysztof Warlikowski, metteur en scène majeur de théâtre et d’opéra. Il trouve ici, comme à son acmé, l’occasion de creuser et d’explorer son thème de prédilection : la famille, insondable creuset de la conflictualité et de l’amour. De la froideur élégiaque de la chambre mortuaire au kitsch suranné de la maison de Sam où se déroulent les deux derniers actes, la scénographie de Malgorzata Szczęśniak opère de façon cinématographique.
Elle s’ouvre sur un plan-séquence collectif qui embrasse la totalité du plateau du Palais Garnier pour resserrer sa focale sur l’intimité d’une famille éclatée qui tente de recoller les morceaux. Un terrain de jeu redoutablement efficace pour les chanteur·euses, exceptionnel·les, de cette production – Claudia Boyle (Dede), Frédéric Antoun (François), Gordon Bintner (Junior) et Russell Braun. Sans oublier la présence de l’actrice Johanna Wokalek qui incarne le spectre de Dinah, témoin silencieux, mais ne boudant pas son plaisir de voir les siens enfin réunis.
A Quiet Place, de Leonard Bernstein. Direction musicale Kent Nagano, mise en scène Krzysztof Warlikowski. Du 9 au 30 mars à l’Opéra de Paris, Palais Garnier.
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