Sur son nouvel album Scum Fuck Flower Boy sorti vendredi, le rappeur de Los Angeles semble enfin en pleine possession de ses moyens.
Plus occupé ces dernières années à gérer l’aspect entrepreneurial de sa carrière (sa marque Golf, son show Loiter Squad chez Adult Swim, ses polémiques médiatiques diverses) qu’à sortir de bons disques (le dernier en date, Cherry Bomb, avait achevé de nous épuiser), Tyler The Creator nous avait pour ainsi dire abandonné sur le bas-côté, las de ses pitreries et nous laissant comme orphelins de ses fulgurances passées. L’écoute de Scum Fuck Flower Boy, qui vient de sortir chez Columbia, est d’autant plus plaisante qu’on n’en attendait absolument rien. À l’inverse de bon nombre de disques rap contemporains, intimidants par leur imposante stature ou tout simplement oubliables dans l’instant, l’attrait du cinquième album de Tyler The Creator, avec ses arrangements luxuriants et ses featurings prestigieux mais savamment répartis (d’A$AP Rocky à Estelle en passant par Frank Ocean ou Roy Ayers, tous savent se tenir à leur place), est immédiat et directement prégnant. Une marée de soul et de sensualité au-dessus de laquelle surnage Boredom, délicieuse ballade soul à l’indolence douce-amère. Comme si Tyler The Creator n’était jamais meilleur que lorsqu’il surgissait de nulle part.
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Rap de sale gosse
Le rappeur de Los Angeles, on le sait désormais, n’a jamais et ne fera sans doute jamais rien comme les autres. Débarqué en 2009 à la tête du crew Odd Future, mini-empire de garnements impétueux qui a vu éclore des talents prodigieux comme Frank Ocean, Earl Sweatshirt ou Syd Tha Kid, Tyler The Creator a largement contribué à insuffler une nouvelle grammaire et de nouvelles couleurs dans le rap contemporain. Odd Future était alors ce qui se faisait de plus rafraichissant, novateur et désinhibé en la matière : un rap de sale gosse, qui se jouait des codes du genre (misogynie exacerbée, ego trips absurdes et violence débridée) dans un délire aussi hallucinogène que potache, réflexif que jouissif – mais surtout, on l’oublie souvent, un délire habité d’une richesse et d’une soif créatives étourdissantes.
Le rap de Tyler obéissait alors à des schémas de mise en récit tout autant qu’il s’éloignait des canons hip-hop en vigueur, détournant l’aspect autobiographique de ses lyrics pour les amener vers des territoires inquiétants, mêlant le récit personnel et la pure fiction dans le même geste, brouillant les pistes et s’autorisant ainsi tous les délires narratifs possibles. Tout à tour serial killer blanc des 70’s, ado suicidaire en manque de père ou masturbateur compulsif, le rappeur couchait son mal-être et ses délires d’ado attardé dans un même mouvement, tant et si bien que l’on ne distinguait plus qui, de Tyler Okonma ou de ses multiples avatars, s’adressait à nous. Surtout, dans la lignée du Kanye West de 808s and Heartbreak et une paire d’années avant Kendrick Lamar ou Drake, Tyler The Creator était l’un des premiers à pratiquer allègrement l’auto-flagellation, à rebours des normes hip-hop en vigueur d’alors.
Mise en récit
À l’époque, ce labourage des dogmes faisait évidemment office de pavé dans la mare, qu’on a plus ou moins pris au sérieux chez Odd Future à cause de la tendance potache patentée de la bande. Aujourd’hui, il semble que ces esthétiques aient infusé la majorité du rap contemporain, de manière plus ou moins directe. On retrouve ce goût du rigolard régressif dans les délires de Awful Records à Atlanta, ces couleurs vives et ces enfantillages dans le mumble rap de Lil Uzi Vert ou Lil Yachty, ces mêmes sorties de pistes et cette expérimentation qu’assume maintenant pleinement Danny Brown.
Surtout, ce qu’aura apporté Tyler The Creator dans la paysage du rap game contemporain, c’est une mise en récit par l’absurde de son propre personnage, passant souvent avant la musique, alors qu’avant l’alter ego rap se faisait toujours au service d’une méritocratie technique placée devant le reste. Aujourd’hui, non seulement la technique semble être passée au second plan, mais elle ne conditionne même plus le succès d’un artiste. Et si le triplet flow de Migos s’est effectivement bonifié et affuté au fil des années, c’est surtout la production de morceaux comme Bad & Boujee et les gueules de petites frappes sympatoches du trio que l’on retient. Lil Yachty s’est lui-même défini comme une marque, tandis qu’on se rend de plus en plus compte que Princess Nokia, avec son féminisme prêt-à-penser et sa sauvagerie mécanique, fait plus figure de coquille vide qu’autre chose. Ces artistes mettent en avant leur persona et ont presque relégué la musique au second plan, ce qui semblait absolument impensable dans le rap il y a dix ans.
L’émancipation par le recadrage
Le prétendu coming out de Tyler sur son nouvel album n’est au fond qu’une nouvelle étape dans le brouillage de pistes et dans le façonnage d’un personnage aux identités multiples. En 2014, il déclarait dans une interview avec Larry King ne plus vraiment se soucier du rap, voulant avant tout se faire plein de fric et réaliser des films à la Wes Anderson. Pourtant, lorsqu’on écoute ses albums, on est frappé de voir à quel point le jeune homme a toujours soigné son ouvrage, très loin de la désinvolture en exergue.
Pourquoi Tyler The Creator est-il donc plus fascinant que les autres ? Parce qu’il est bien évidemment plus poreux, insaisissable et fuyant que ses petits camarades. Parce que son art de la dérobade se fait toujours au profit d’un travail d’orfèvre au niveau des formes. Lorsqu’on croit avoir mis le doigt sur un de ses tours de passe-passe, un autre émerge et remet en question le premier. Des paroles comme « I’ve been kissing white boys since 2004 » sur le morceau I Ain’t Got Time du nouvel album, peuvent ainsi autant être interprétées comme un coming out du rappeur que comme une sorte de masochisme à mots couverts, lui qui s’en prenait plein la gueule au lycée pour porter des T-Shirts Slipknot et écouter de la musique de petit cul blanc.
Si Tyler The Creator semble s’être émancipé artistiquement sur son nouvel album en choisissant avant tout de se recadrer, ce n’est pas pour autant que tout a changé de fond en comble chez lui. Son génie a toujours été là, il était seulement caché jusqu’ici par ses pitreries et ses provocations bas du front. L’erreur aura sans doute été de déconsidérer ces dernières. Sur Scum Fuck Flower Boy, Who Dat Boy et I Ain’t Got Time, taches d’huile au milieu d’un océan de cuivres et de groove, nous disent en tout cas que Tyler sera sans doute toujours un sale gosse, à part de la faune avoisinante, quels que soient son succès ou la reconnaissance de ses pairs.
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