Si le foot anglais a une telle cote, si la Premier League est aujourd’hui le championnat le plus attractif du monde, c’est à Eric Cantona qu’ils le doivent. Philippe Auclair, correspondant à Londres de France Football, fait l’historique.
Dans une première vie, Philippe Auclair s’est appelé Louis-Philippe : il faisait de la musique, sortait ses propres disques et travaillait sur ceux des autres (Valérie Lemercier, April March, Sean O’Hagan). Aujourd’hui, Auclair fait encore de la musique (allez donc faire un tour sur son site www.louisphilippe.co.uk) mais il est surtout journaliste sportif, correspondant de France Football à Londres. Il y publie chaque semaine de passionnants articles sur le jeu british, décortique les schémas tactiques, rencontre les plus grands entraîneurs, les joueurs-vedettes.
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Le mois dernier, il a reçu le prix du meilleur livre consacré au football en 2010 pour sa biographie en anglais d’Eric Cantona (Cantona: The Rebel Who Would Be King, bientôt traduite en français). Dans le quartier de Shepherd’s Bush, où il est installé avec sa famille, on l’a retrouvé au pub local pour évoquer la prestigieuse Premier League anglaise qui domine actuellement le football européen.
ENTRETIEN > Peut-on dire, pour caricaturer, que le football anglais c’est Avatar et le reste des championnats, hormis l’Espagne peut-être, une série de films d’auteur…
Philippe Auclair – Oui, la Premier League est une superproduction totale. Mais les grands managers – je pense à Arsène Wenger d’Arsenal et à Alex Ferguson de Manchester United – sont aussi de véritables auteurs, et je ne dis pas ça pour provoquer. Le manager est plus qu’un simple entraîneur : il est le moteur de son club, le génie créateur. Wenger et Ferguson écrivent une histoire, ils ont une vision de leur club, du football – une vision morale aussi, c’est pour cela qu’ils sont autant respectés. Il n’y a qu’en Angleterre qu’on vit de telles choses. D’autant plus que des gens comme eux arrivent à imprimer leur patte en jouant avec d’énormes moyens. C’est cela qui fait l’attractivité du football anglais, cette notion de storytelling avec un auteur, qui a longtemps été absente du football – à part avec des entraîneurs comme Albert Batteux ou certains grands coaches italiens ou des pays de l’Est. Jacques Derrida a dit un jour : “En dehors de la touche, rien n’existe.” Il faut méconnaître le football anglais pour faire une observation pareille. En Angleterre, tout existe en dehors de la touche : le manager est aussi important que les joueurs, sinon plus.
Peut-on dire que la Premier League est aujourd’hui le championnat le plus attractif au monde ?
Il suffit de voir les chiffres, par exemple ceux des droits télé de la Premier League à l’étranger : on est passé de 600 millions de livres à 1,3 milliard (soit de 673 millions d’euros à 1,45 milliard d’euros – ndlr) il y a quinze jours. Absolument dingue !
Beaucoup d’observateurs affirment que le football anglais est assis sur une bulle spéculative. Certains grands clubs, comme Manchester United, apparaissent très endettés…
Je ne pense pas que le football anglais soit en danger. Quand on sait que la deuxième division anglaise possède le troisième plus gros taux de remplissage du football européen, juste derrière l’Allemagne, je ne suis pas très inquiet. On parlait des droits télé à l’étranger, ils garantissent 15 millions de livres (16,8 millions d’euros – ndlr) par an à chaque club anglais de Premier League : le budget d’un petit club français de Ligue 1.
Est-ce pendant la période de suspension de Coupe d’Europe des clubs anglais, après les événements du Heysel en 1985 (39 morts lors de la finale de la Coupe d’Europe des clubs champions entre la Juventus et Liverpool) que la Premier League a pensé sa mue ?
Cette suspension a pénalisé les clubs en terme de sport, pas en termes de finances. Ce qui a eu un impact phénoménal sur le football anglais, c’est surtout la tragédie de Hillsborough, en 1989 (95 personnes sont mortes étouffées dans une bousculade lors d’un match opposant Nottingham Forest à Liverpool et une 96e victime est décédée après quatre ans de coma – ndlr). A ce moment, le football anglais prend conscience que ses stades ne sont plus adaptés, les spectateurs s’éloignent. Le gouvernement de Margaret Thatcher lance alors une grande réflexion. On met en place un programme d’investissement colossal – entièrement payé par les clubs d’ailleurs, sans aucune subvention de l’Etat –, et parallèlement la Premier League se crée, en 1992, sur proposition de Tottenham. Cantona sera le premier grand joueur étranger à venir en Premier League, à Leeds en 1992. Suivront Klinsmann à Tottenham, Bergkamp à Arsenal et Zola à Chelsea. Le championnat anglais s’est ouvert naturellement à ces joueurs, des gens intelligents qui viennent chercher une nouvelle expérience en Angleterre. Pour ceux-là, hormis Cantona qui est venu un peu par obligation après sa suspension en France, c’est un choix de vie plus qu’un choix financier : à l’époque, les salaires ne sont pas élevés en Angleterre.
Cantona est-il toujours une légende ?
La semaine dernière, le Guardian a consacré deux pages aux meilleurs transferts de tous les temps, et celui de Cantona de Leeds à Manchester United figurait encore en première position. La rencontre entre Cantona, Alex Ferguson et Manchester United est au coeur du renouveau de Manchester United et ensuite de la Premier League. Cantona symbolise l’ouverture de l’Angleterre, il apporte de nouvelles qualités, il joue au sol – alors qu’à l’époque c’est le kick and rush qui domine. Canto, pour moi, c’est l’inventeur de la Premier League. Il a fait exploser l’intérêt de la presse anglaise pour le football, dans le bon comme dans le mauvais sens. Quand il arrive, en février 1992, les journaux du lundi ne publient même pas de comptes rendus des matchs du week-end. Il n’existe pas de cahiers spéciaux. Cantona, très vite, on lui consacre des pages entières, on lui fait des portraits de prix Nobel. Il a tout : c’est un gentilhomme et un hooligan à la fois, un Latin aussi, et il montre que des Latins peuvent s’imposer dans ce championnat jusqu’ici réservé aux Danois ou aux Norvégiens. Cantona représente aussi une aubaine pour les annonceurs, pour Nike surtout qui lance d’immenses campagnes sur tous les murs d’Angleterre. Très vite, les médias le font passer pour un philosophe, un artiste et un poète, ce qui le satisfait beaucoup. Cantona se nourrit du championnat anglais et le championnat anglais se nourrit de Cantona.
Son succès a-t-il favorisé l’arrivée de joueurs français en Angleterre ? Ont-ils encore autant la cote aujourd’hui ?
Cantona a joué là un rôle considérable. Patrick Vieira aussi, littéralement adulé à Arsenal et dans le reste de l’Angleterre pour ses qualités de combattant. Parlez de Vieira à un supporter d’Arsenal, vous verrez le respect qu’il y a pour lui. Il n’existe peutêtre pas aujourd’hui de joueur qui a une aura équivalente à celle de Cantona et des joueurs d’Arsenal à l’époque des mousquetaires – Henry, Vieira, Petit et surtout ne pas oublier le plus grand, Robert Pires –, mais la cote du joueur français demeure très haute. Il arrive juste derrière le joueur espagnol, qui a un peu plus le buzz aujourd’hui, ce qui se comprend quand on voit les performances de Fernando Torres à Liverpool ou celles de Cesc Fàbregas à Arsenal. Néanmoins, je compte beaucoup sur un joueur comme Abou Diaby pour venir bousculer cette hiérarchie. A Arsenal, Diaby est tout simplement génial : un Vieira en plus technique, plus offensif. J’espère qu’il sera dans le onze de Domenech à la Coupe du monde.
Qui est la star anglaise de la Premier League ? Wayne Rooney de Manchester United ou Steven Gerrard de Liverpool ?
Wayne Rooney incontestablement. C’est une véritable idole à Manchester. Il a littéralement fait oublier Cristiano Ronaldo, aussi bien sur le terrain que chez les supporters : une sacrée performance. Rooney va au charbon, il est bagarreur, il donne tout : les Anglais adorent ça. En plus c’est un type humble, modeste, bosseur, qui ne la ramène pas, qui défend quand il faut défendre – il est ce qui se fait de mieux dans le football anglais.
Pensez-vous que les Anglais ont une chance de gagner la prochaine Coupe du monde en Afrique du Sud ?
Même si l’arrivée de l’Italien Fabio Capello à la tête de l’équipe nationale est clairement un aveu de défaite, l’équipe tourne bien. Capello voit beaucoup de matchs – pas comme Domenech –, il fait les bons choix et l’équipe est très compétitive. Je pense qu’un joueur comme James Milner d’Aston Villa est sur le point d’exploser et qu’il peut devenir le pivot de cette équipe, avec Gerrard. Si Wayne Rooney se remet de sa blessure, les Anglais peuvent aller très loin : mais peut-être pas au bout, non, c’est encore trop tôt.
Cantona: The Rebel Who Would Be King (Pan Macmillan), 466 pages, 21 €, disponible sur Internet.
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