Journaliste et écrivain, Paul Rambali a travaillé dans Fleet Street, la rue des tabloïds, au moment où l’on pouvait tout écrire du moment que c’était vrai. Résultat : la presse la plus trash d’Europe.
Les journalistes de Fleet Street étaient d’excellente humeur à la soirée des British Press Awards, donnée à Londres la semaine dernière (le 24 mars) à l’hôtel Grosvenor House. Malgré la guerre des tirages avec les gratuits, l’assèchement de la pub et le défi des nouveaux médias, 2009 s’avère une très bonne année.
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On a pleuré le premier journaliste britannique tué en Afghanistan, on a colporté la rumeur qu’un ancien agent du KGB allait sauver The Independent et le maire conservateur de Londres, l’ex-journaliste Boris Johnson, a dû contre son gré féliciter le Daily Telegraph pour son scoop sur les privilèges cachés des députés.
“Si une histoire prouve que les bonnes infos font les bonnes ventes, c’est bien celle-ci”, a déclaré le rédac chef du Telegraph, Will Lewis, en acceptant le prix du Journal de l’année des mains de Boris Johnson.
Le même jour, le titre annonçait un bénéfice net de 50 millions de livres. Les députés qui trichent avec les notes de frais est le type même d’histoire dont Fleet Street et le public britannique raffolent. On y trouve tout sauf du sexe (à moins de compter les vidéos porno que certains députés faisaient payer au contribuable). On y voit les grands de ce monde en hypocrites menteurs. Le scoop a failli faire tomber tout un gouvernement.
C’est aussi un bel exemple de “journalisme du chéquier” : le Telegraph pouvait clamer que c’est “dans l’intérêt du public” qu’il avait acheté cash un CD fort révélateur sur les frais des députés. L’histoire montrait Fleet Street comme une cour d’intrépides croisés, détenteurs de la vérité, défenseurs de la démocratie.
Rien à voir avec les hyènes répugnantes que décrivent certains – ceux qui se retrouvent eux-mêmes dans les pages des tabloïds, bord à bord avec le capitaine de l’équipe de foot d’Angleterre et le président français.
J’ai moi aussi bossé à Fleet Street. Je travaillais pour TheMail on Sunday, l’une des meilleures ventes du royaume avec un tirage au-dessus des deux millions d’exemplaires. A l’époque, les bureaux se trouvaient tout près de la Fleet Street originelle où la presse anglaise est née au XVIIIe siècle.
A cette époque, les vendeurs de nouvelles demandaient aux marins des infos sur les mouvements des navires et les rapportaient dans des feuilles distribuées dans ces mêmes pubs où je prenais mes lunchs. J’appartenais à une noble tradition. Outre de longs déjeuners alcoolisés, j’avais accès aux grands de ce monde. Je n’avais qu’à chercher le numéro de Graham Greene dans le carnet d’adresses du service et l’appeler. Le nom du journal ouvrait toutes les portes, même si, en l’occurrence, Greene déclina poliment la proposition : un texte sur la corruption sur la Côte d’Azur.
La corruption : Fleet est l’endroit le plus pourri que je connaisse (certes, je ne me suis jamais mêlé de politique…). Pourri dans tous les sens, sauf un : tout ce que nous imprimions était vrai. La loi anglaise permettait de dire ce qu’on voulait sur les gens tant qu’on pouvait le prouver devant un tribunal avec des témoins et des déclarations signées. Rien n’était trop privé, il n’y avait pas de tabou, sauf la reine (pas parce que le journal était royaliste mais parce que ça manquait de fair-play : Sa Majesté ne peut pas vous traîner en justice car c’est Sa justice).
Les tabloïds se vendent à millions en Grande-Bretagne – “tabloïd” signifie petit format, de préférence topless en page 3, voire à chaque page ; le Guardian et le Daily Telegraph, qui contiennent un maximum de mots et zéro femmes nues, s’appellent des broadsheets (grands formats).
Les tabloïds entretiennent avec leurs lecteurs, et leurs célèbres victimes, une relation de collusion volontaire fondée sur le “mock shock”, l’indignation feinte. Il faut nourrir la machine d’histoires d’amour, arrestations, mariages, bébés, adoptions, tromperies et avortements, cancers et, comme avec Jade Goody, star de télé-réalité, le spectacle de sa propre mort.
Les choses se sont compliquées en 1998 avec le Human Rights Act, transcription en loi anglaise de la convention européenne sur les droits de l’homme, parmi lesquels le respect de la vie privée. Plusieurs people ont négocié à l’amiable hors tribunal : Catherine Zeta-Jones et Michael Douglas en 2001, Naomi Campbell en 2003 (pour une photo qui la montrait sortant d’un centre de désintox), Sienna Miller (37 500 livres tirées à News of the World), Hugh Grant et Liz Hurley (58000 livres).
Mais en 2008, quand News of the World publia des photos, ainsi qu’un film sur son site, du patron de la Fédération internationale de l’automobile, Max Mosley, en pleine “folle orgie nazi”, l’intéressé le prit très mal. Max Mosley voulut triompher devant un tribunal. Ce n’était pas la “folle orgie” qui le gênait – il fut sur le sujet fort drôle et très british – mais l’allusion nazie. Fils de Sir Oswald Mosley, chef du parti fasciste anglais dans les années 30, la connexion nazie lui brûlait la peau.
Il porta plainte non pour diffamation, puisqu’il reconnut avec moults détails les soirées sadomasos, mais pour intrusion dans la vie privée. Il plaida qu’il n’y avait rien de nazi dans cette partouze, rien que du SM ordinaire, et le juge lui donna raison. News of the World fut condamné à payer 60 000 livres, plus les frais de justice estimés à 450000 livres.
News of the World, qui a gagné l’Award de showbiz-reporter de l’année, est l’un des tabloïds les plus anciens et les plus respectés (ou les plus méprisés), fondé en 1843 avec des transcriptions de procès pour moeurs et de rapports de police sur les bordels. Aujourd’hui propriété de Rupert Murdoch, il tire à trois millions d’exemplaires.
En 2007, plusieurs de ses enquêteurs ont ramassé des peines de prison pour avoir espionné les téléphones de la famille royale mais pas pour atteinte à la vie privée.
Depuis l’affaire Mosley, les choses se sont calmées. Les révélations du Telegraph sur les malversations des députés ont amusé la galerie. Machin a fait payer par le contribuable les fossés de sa propriété, un autre la statue de son canard : ça tapait aussi bien à gauche qu’à droite. La loi sur les droits de l’homme semblait fonctionner.
Le footballeur John Terry obtint par voie de justice le droit de silence sur les rumeurs qui circulaient dans le milieu du foot. En janvier dernier, le juge Tugendhat leva l’interdiction. La loi étant peu claire, bientôt toute l’Angleterre apprit comment le capitaine de l’équipe anglaise trompait sa femme, Toni Poole, la mère de ses jumeaux, avec Vanessa Perroncel, “mannequin français pour sous-vêtements” (français = perfide ; sous-vêtements = trash), par ailleurs ex de Wayne Bridge, partenaire de Terry dans l’équipe nationale. L’impact de cette révélation sur le vestiaire anglais à quatre mois de la Coupe du monde fut considérable…
Ce n’était pas une première. La presse avait déjà narré comment Terry avait trompé Toni Poole avec au moins huit femmes. “J’ai mal agi, j’ai couché avec des filles dans son dos, j’ai eu tort”, avait-il avoué la veille du mariage. Terry est bien connu dans la presse : il a épousé Miss Poole à Blenheim Palace lors d’une cérémonie à un million de livres essentiellement payée par le magazine OK! Parmi les invités, Wayne Bridge et Vanessa Perroncel.
Soyez certains aussi qu’à Fleet Street tout le monde sait tout ce qu’il y a à savoir sur la vie privée des Bruni-Sarkozy. Si les tabloïds ne publient rien, c’est soit qu’il n’y a rien à savoir (peu probable, n’est-ce pas ?), soit à cause du Human Rights Act. Mais récemment, encouragés sans doute par leur succès dans l’affaire Terry, les gens de Fleet Street ont fini par s’intéresser au couple présidentiel.
Le Telegraph rapportait que Paris “bouillonnait de rumeurs” (ce qui n’était pas faux), dont le site JDD.fr se faisait l’écho. Notez l’emploi du terme “bouillonner”, un peu comme l’eau quand on tire la chasse, clin d’oeil aux lecteurs du très conservateur Telegraph pour signifier qu’on parle bien de Paris, capitale mondiale de l’adultère.
Si, pour des lecteurs britanniques, il est dans la nature d’un président français de draguer tous azimuts, les silences d’une presse française timorée et obséquieuse, à l’opposé de la courageuse presse britannique et de son combat pour la vérité, paraissent tout aussi typiques. Le lendemain, le Daily Mail suivit le mouvement et le vaudeville supposé du couple présidentiel français est désormais une “infoïd” dans les esprits britanniques.
Malgré quelques reculs légaux, il ressortait de la cérémonie des Press Awards qu’un sang frais et des idées neuves palpitent dans les veines de Fleet Street. L’Evening Standard, rétrogradé au rang de gratuit et menacé de fermeture, a été racheté l’an dernier par Alexandre Lebedev, un ancien officier du KGB (qui pèse aujourd’hui deux milliards de dollars), dont le boulot à l’ambassade de Londres consistait à éplucher la presse anglaise.
Tout comme Alexandre Pougatchev, à Paris, avec France-Soir, Lebedev voulait se payer un quotidien national. Les journalistes présents aux Press Awards se gargarisaient du scoop du jour : Lebedev rachète The Independent !
Il y a longtemps que Fleet Street a quitté physiquement la rue Fleet pour cavaler sur les autoroutes de l’information. Contre toute attente, le Sun a décroché cette année le prix de l’innovation numérique alors même que son propriétaire, Rupert Murdoch, annonçait qu’il faudrait bientôt payer pour les infos en ligne du Times et du Sunday Times.
Mais si Murdoch voit s’évaporer ses profits numériques, l’éditeur du Guardian, Alan Rusbridger, n’a cessé d’investir dans internet, et l’an passé le site du Guardian a dépassé les 30 millions de lecteurs. C’est avec le Guardian que Fleet Street entre dans l’âge de l’info-poubelle numérique. Le quotidien invite les citoyens-journalistes à participer à l’enquête sur la structure complexe des biens financiers de Tony Blair, dont les détails (déjà 80 pages) apparaissent sur le site du journal. Si Tony a triché avec le fisc, le public a le droit de savoir mais pas que : il peut désormais aider Fleet Street à déterrer la menaçante vérité.
Texte de Paul Rambali, traduction Léon Mercadet
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