Au Centre Pompidou, l’artiste anglo-égyptien Hassan Khan transforme son exposition en scène-paysage. Les deux pieds dans la techno-culture de son époque, il propose une réflexion sur la construction de la subjectivité sur fond de structures socio-médiatiques.
Il peut être complexe d’aborder l’œuvre d’Hassan Khan, du moins selon les typologies qui compartimentent d’ordinaire l’appréhension des regardeur·ses lorsqu’iels pénètrent ces espaces dits d’art. L’artiste né en 1975 à Londres, qui depuis les années 1990 travaille entre Le Caire et Berlin, en a conscience : c’est même le substrat agissant de son travail. Musicien formé en littérature comparée, il vient à l’art tout en conservant ce pas de côté, ancré alors dans une situation d’énonciation consciente des structures qui en travaillent les différentes formes d’expression.
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En tant que musicien, il croit à la musique ; en tant qu’artiste, à l’art. Il remporte en 2017 le Lion d’Argent de la Biennale d’Art de Venise en 2017, orientée à destination des jeunes artistes, avec une installation sonore installée dans les jardins : Composition for a Public Park [Composition pour un parc public] de 2013-2017. Il n’en récusera pas moins la catégorie d’“art sonore”, pour lui inepte, insistant sur la spécificité d’un travail plutôt que d’un médium.
Ambitions aveugles et larmes de sang
Alors, au Centre Pompidou, pour Blind Ambition [Ambition aveugle], un titre récurrent dans le corpus d’Hassan Khan, la forme élue pour rassembler une trentaine d’œuvres parcourant presque autant d’années de travail prendra la forme d’un paysage combiné à une scène. Il s’agit d’un plateau de bois brut, marqué de niveaux et de dénivelés, accueillant les œuvres selon de nouvelles constellations – ou “remix” –, en isolant certaines tout en venant en adresser d’autres au flux des passant·es de la rue visibles au travers des baies vitrées.
Vidéo, son, photographie, fiction et installations voisinent tout en déclinant une vision tout aussi stratifiée d’un instant situé, tel que transi dans l’instant de son arpentage. Au centre, c’est une créature pelucheuse qui prend l’espace, blob mauve larvesque informe dressé à taille humaine, évoquant ces “affects mineurs” de la théoricienne Sianne Ngai – ici, une monstruosité kawaii, ou encore un gimmick individualisé. Purple Stuffed Creature with Bleeding Eye [Créature violette en peluche avec un œil qui saigne] date de 2019.
Inspirée d’une peluche pour enfant vendue dans les boutiques à 1 euro, elle offre un premier point d’entrée, au même titre cependant que chacune de ses œuvres, à son système de pensée. Ici, c’est donc un œil unique, versant une larme sanglante, qui fait un signe vers l’abandon des réflexes classificatoires qui ont cours dans le monde de l’art : plutôt que la rationalité de la vision cérébrale, une chair synthétique s’épanche dans une sentimentalité manufacturée en série.
Remix, sampling et algorithmes
Remix et sampling, jeu et paradoxe, cyclope pelucheux et avatars en roue libre sont autant de figures de style récurrentes chez Hassan Khan. Dès le début de sa pratique, celui-ci a porté une conscience aiguë des formes et des langages à disposition non seulement des artistes, mais également des subjectivités et des groupes sociaux : par eux transite le sens, au travers d’eux se construisent les représentations. Pour un artiste, tenir cette position est complexe, et certainement osé : c’est un pari sur la bonne lisibilité d’une pratique, censée être assignable à un thème, un médium, voire une identité afin d’être montrée, a fortiori dans le monde globalisé et biennalisé de la décennie qui le voit venir à l’art.
S’il a longtemps été d’usage de comprendre sa pratique par la musique ou le langage, un point d’entrée s’y est rajouté. Celui-ci en découle, jetant sa pratique dans le présent médiatique tout en faisant saillir sa cohérence interne continuée. Dans l’intérêt d’Hassan Khan pour les algorithmes, on lit en effet quelque chose de cette mise en tension, plutôt qu’en résolution, entre le soi et la société, l’expression et ses canaux. Au Centre Pompidou, deux de ses pièces majeures – à défaut de les dire principales, car il se refuse à les hiérarchiser par ordre d’importance – en témoignent.
À l’entrée, The Infinite Hip-Hop Song (wall version) [La chanson hip-hop infinie, version murale] de 2019 accueille les visiteur·euses. À partir de chansons et beats écrits par l’artiste, et d’un travail en studio avec des rappeur·ses les interprétant, la matière a nourri un algorithme venant générer à l’infini une piste de hip-hop aléatoire. Similairement, dans la vidéo The Dead Dog Speaks [Le chien mort parle] de 2010, trois têtes de personnages sur fond rouge, femme, homme et chien, sont parlés – selon le terme lacanien – par 27 voix enregistrées : en huis clos, ils évoquent leur contexte, cet emprisonnement au sein d’un cube rouge, un algorithme générant leurs possibilités restreintes et néanmoins infinies d’élocution.
Un feuilleté de situations, en friction et en flux
Au fil des multiples vocabulaires, temporalités, techniques et médiums déployés par Hassan Khan, le contemporain éclot tel que travaillé par un désir d’adresse permanent, construit dans la friction avec le flux du collectif, tout en demandant à chacun de rentrer en interaction avec la matière déployée : c’est chacun·e, dès lors, qui par sa promenade sur la scène, mettra son corps à l’œuvre, et viendra construire le sens.
Puisqu’il y a trop d’œuvres pour les embrasser toutes, que la vue en surplomb se défile et que chaque récit ne reviendra jamais, qu’on nomme son retardement temporel, culturel ou algorithmique, chacun·e est appelé·e à reconstruire son propre chemin, sa propre perspective et son propre sens. Les beats hip-hop ou les animaux de cartoon induisent l’impression d’une fausse familiarité, mais ne font que retarder le moment d’une identification qui n’arrive pas, et n’adviendra jamais. Les mécanismes de la construction contrainte de la subjectivité se trouvent alors remis en jeu, dans une réflexivité tragicomique et pop-poétique.
Hassan Khan. Blind Ambition, du 23 février au 25 avril au Centre Pompidou à Paris.
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