Nouveaux albums et concerts : Sharon Jones, Robin McKelle et Kendra Morris, trois des chanteuses soul les plus impressionnantes des Etats-Unis, ont décidé de prendre l’année en otage : elle risque de ne pas s’en remettre ! Critique et écoute.
En titrant son avant-dernier album I Learned the Hard Way, Sharon Jones pensait reléguer le plus dur derrière elle. “J’ai appris à la dure” : c’est ce qu’elle a fait toute sa vie, après tout. Des années à se faire éconduire par l’industrie du disque sous prétexte qu’elle était “trop petite, trop grosse, trop noire et trop vieille !” ; à gagner pitance comme gardienne de prison à Rikers Island, ou convoyeuse de fonds pour la Wells Fargo. Oui, à 57 ans, la chanteuse américaine pouvait espérer récolter les fruits d’une obstination à contre-courant : chanter de la soul vintage avec la flamme des grandes anciennes.
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Sharon Jones, râle de « surviveuse »
Mais voilà, à la veille de la parution de Give the People What They Want, son sixième album, le plus dur était encore devant elle. Atteinte d’un cancer du conduit biliaire, elle a passé une partie de 2013 entre le bloc opératoire et les séances de chimio. La dernière remonte à la veille du jour de l’an 2014. Censée rester confinée en milieu stérile, elle n’a pu s’empêcher d’aller réveillonner au foyer de l’hôpital. Ni résister au plaisir de s’emparer du micro pour envoyer le classique d’Aretha Franklin : Respect ! Parce que finalement c’est à ça qu’on mesure les vraies “soul ladies” : chassez le naturel, il revient toujours sur un air d’Aretha ! Et si le vécu, tout simplement, allait nous sauver de la chambre stérile où semble séquestrée la musique ?
Loin de lauréates interchangeables de The Voice expectorant leur r’n’b insipide avec des couinements de truies qu’on égorge, Sharon livre une vibration entre extase et agonie propre à celles qui ont surmonté les épreuves. Un râle de “surviveuse” dévorant ses airs de détresse, de vengeance, d’orgueil comme des petits pains briochés. Le disque de Sharon ressemble à une machine remontant ostensiblement le temps jusqu’à l’âge d’or de la Motown, mais il échappe miraculeusement à l’empaillement nostalgique. Cela tient d’abord à son groupe, les impeccables Dap-Kings, à la qualité bluffante de littéralité des compositions originales et, surtout, à la présence de Sharon, qui n’a pas avalé le juke-box de sa jeunesse dans le but étriqué de pouvoir le recracher façon perroquet mais pour étaler sa vie de réprouvée avec autant de niaque revancharde que d’amour.
Robin McKelle, raucité dans la voix
Dans le genre “soul revivaliste”, Robin McKelle se pose là. Sur la pochette de Heart of Memphis, on la voit accoudée à la banquette d’un diner, rêveuse comme après une longue journée de travail. Née en 1976 dans l’Etat de New York, Robin ne s’était jamais rendue à Memphis avant l’enregistrement de ce cinquième album. “J’ai grandi avec Otis Redding et les artistes Stax. De fait, culturellement, j’appartiens à cette ville.” Ce retour aux sources aura pourtant été long et sinueux. Gamine, elle se destinait à l’opéra, étudiait le chant classique, roucoulait des arias en pianotant. Puis le jazz l’a recueillie. Après de copieux états de service comme choriste, elle scelle trois albums entre big-band et lounge-jazz avec un succès qui manque de la piéger.
“J’ai toujours eu dans la voix cette raucité que j’essayais à tout prix de réprimer parce que ce n’était pas joli. Alors que c’est une part essentielle de moi-même.” En écoutant son formidable Heart of Memphis, difficile de ne pas y accrocher le souvenir d’Etta James, de Tina Turner et d’Aretha, furies aux vies amoureuses en vrac et aux griffes toujours sorties. Encore un disque à l’apparente orthodoxie, épargné par la rigidité de l’hommage servile grâce à un groupe épatant, les Flytones, un répertoire original au classicisme raffiné et une interprète semblant loger à demeure à l’hôtel des cœurs brisés. Car rien de tel qu’une fille qui se prend des râteaux avec les mecs pour bien chanter.
Kendra Morris, troublante de sensualité revêche
Ainsi Kendra Morris, dont l’essentiel de Banshee, son délicieux premier album soul-pop, tourne autour d’une rupture. Après des classes en section punk dans un groupe de filles de Floride (Pinktricity), un boulot de serveuse à Manhattan (au Library Bar, avec Lou Reed et Antony Hegarty pour clients !), la voilà qui révèle des talents d’interprète troublante de sensualité revêche.
Un mélange de Dusty Springfield et de Courtney Love en somme. Banshee dévoile aussi des capacités de compositrice rares, elle qui fut éduquée à l’écoute des cadors (elle kiffe Leonard Cohen et Brian Wilson, reprend Pink Floyd, Lou Reed et Bowie) et est capable de torcher quelque chose d’aussi irrésistible que If You Didn’t Go avec un soupçon de vague à l’âme et une once de fantaisie barrée. Sharon, Robin, Kendra : du sang, de la sueur, des larmes ? Ou trois gouttes de rosée tombées sur le désert de sophistication électronique que tend à devenir la soul d’aujourd’hui ?
Sharon Jones,
Concert le 6 mai à Paris (Olympia)
Kendra Morris,
Concert le 20 novembre à Paris (Trianon)
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