Après Florent Marchet, c’est au tour d’un autre ancien lauréat du concours InRocKs Lab de nous entraîner dans une odyssée fantastique et émouvante. Avec « Ghost Surfer », le Français Cascadeur a pris des risques, invité du beau monde, et accouché d’un chef-d’œuvre. Rencontre, critique et écoute.
Commençons par la chute, normal avec un cascadeur. Sur Collector, le morceau qui clôt son deuxième album, l’homme sans visage s’efface un peu plus pour laisser la place à l’un de ses héros, un célèbre Icare de la chanson française que la clarté surréelle de la mélodie ne permet pas d’identifier immédiatement. Pourtant, c’est bien Christophe qui se pose, mi-ange, mi-papillon, sur cette éblouissante coda en forme d’écrin que l’on jurerait spécialement tissée en son honneur par une Pénélope pop. En réalité, cette chanson ultrasensible est l’une des plus anciennes écrites par Alexandre Longo, avant même qu’il n’enfile la panoplie de Cascadeur.
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De mirages en miracles, d’illusions en illuminations
A l’époque, ce Messin introverti se produit sous le nom de Chut, un paravent qui témoigne d’une discrétion quasi pathologique mais dont la consonance suggère déjà les cascades futures. Même dans ses songes les plus orgueilleux, il n’imagine pas alors se retrouver un jour assis en tailleur dans un studio d’enregistrement, à un battement d’ailes du visiteur des Paradis perdus, venu spécialement chanter ses mots bleus à lui. Depuis 2008, année où il fut lauréat du concours CQFD (désormais InRocKs Lab), Alexandre Longo va ainsi de mirages en miracles et d’illusions en illuminations. Il signe un premier album, The Human Octopus, dès 2011, porté par un minitube, Walker, qui fait connaître un peu partout, et à travers plus de 150 concerts, son personnage de vengeur casqué (ou masqué façon catcheur).
Comme ses concerts aux cérémonials parfois longs et pesants, ce premier album de Cascadeur, pourtant bien au-dessus de la production ordinaire française, souffre encore de l’autarcie dans laquelle il s’est épanoui, tel un bourgeon de serre trop vite poussé sous des lumières artificielles. Encapsulée dans l’histoire de Collector dont il a esquivé la morsure directe en confiant à Christophe le soin d’en porter la voix, il y a cette drôle d’atrophie sociale du départ qui a bien failli l’emmurer définitivement :
“Pendant longtemps, j’étais comme un collectionneur qui n’avait pas le loisir de montrer ses collections. Les miennes, c’était mes morceaux, que j’accumulais en secret et que je ne voulais faire entendre à personne. Quand on me demandait ce que je faisais, j’étais bien en peine de répondre. Je ne pouvais pas dire que j’étais musicien puisqu’à part moi, personne n’avait jamais entendu ma musique. Il n’y avait pas de preuve de ce que j’aurais pu avancer.”
Profondément enfant bulle
Les preuves de l’homme pieuvre (The Human Octopus) mettront des années à faire surface. En attendant, dans le grenier parental, Alexandre a l’impression de vivre dans une espèce de clandestinité artistique, accumulant les chansons mais aussi les tableaux – il a fait des études d’arts plastiques –, quelque part entre Proust pour l’isolement souffreteux et Winslow Leach, le compositeur maudit de Phantom of the Paradise, dont l’impuissance sera elle aussi vaincue grâce à un masque. Marcel et Winslow, ou Swann contre Swan, on peut s’amuser de ces coïncidences qui n’en sont pas tout à fait. Lorsqu’il parle de son nouvel album, Ghost Surfer, on devine qu’en dépit de l’exposition qui est aujourd’hui la sienne, Cascadeur n’a pas vraiment renoncé à ses anciennes lubies d’enfant bulle :
“Je suis parti sur une thématique sonore très précise. Je voulais que l’on se retrouve plongé dans le monde des spectres, des notes fantômes, du trompe-l’œil des faux-semblants. Je voulais par exemple qu’on ne sache plus qui joue quoi, que les scies musicales ou des ondes Martenot remplacent les voix, qu’elles imitent les parties d’ondes… La perte de repères, qui fait partie des thèmes de l’album, je voulais aussi la traduire à travers la musique.”
En maître des illusions, il a réuni une prestigieuse armée de spectres qui aurait pu donner à l’album l’allure d’un péplum gothique un brin mégalo s’il n’avait eu la sagesse d’en limiter avec précision chaque intervention. Outre Christophe, on croise ainsi au détour de cette odyssée de quatorze titres les deux Midlake, Eric Pulido et Tim Smith (ce dernier ayant quitté le groupe texan dans l’intervalle), Stuart A. Staples des Tindersticks, la soprano Anne-Catherine Gillet, le pianiste Tigran Hamasyan et le cornettiste Médéric Collignon pour la touche jazz ou encore la fée des ondes Martenot, Christine Ott. Mais aussi un chœur de jeunes sirènes, un feu follet de theremin et de scies musicales à couper le souffle, un orchestre à vents et à cordes sans uniformes de pompiers et bien d’autres secrets qui bouillonnaient depuis des années sous ce casque et jaillissent ici tel un bouquet d’étoiles filantes.
Perfectionnisme et pudeur
Pour éviter les bégaiements du premier album, Cascadeur a privilégié la guitare au piano, son instrument d’origine, pour composer certains des titres les plus inouïs, notamment un White Space à emporter dans la tombe. Il a tout codifié, planifié, story-boardé comme le réalisateur d’une superproduction n’ayant pas droit à l’erreur :
“J’ai eu droit à dix jours de studio, ce qui est à la fois beaucoup et peu par rapport au projet que j’avais en tête. Heureusement, tout s’est déroulé de façon très fluide, sans accroc ni contretemps. Face à des gens comme Stuart, Médéric, Anne-Catherine ou Christophe, j’étais comme un enfant qui regarde les grandes personnes mais, en même temps, éprouve la satisfaction de les avoir attirés dans son monde.”
La modestie d’Alexandre Longo, lorsqu’il tombe le masque ou le casque, n’est pas celle d’un faussaire égocentrique. S’il a choisi le nom Cascadeur et son encombrant attirail comme protections, c’est parce qu’il se sentait trop fragile pour affronter à visage découvert le torrent de musique qu’il se sentait pourtant capable d’expurger. “Un cascadeur n’est pas un kamikaze, c’est au contraire quelqu’un qui anticipe tout dans les moindres détails. Je n’ai pas le goût du danger.”
En revanche, il a celui du secret, et cite avec des trémolos d’envies dans la voix tous ceux qui ont su bâtir une œuvre sans presque jamais montrer leur visage : “Salinger, Chris Marker, Blanchot, Terrence Malick sont des gens qui ont organisé leur disparition, dont on ne savait plus à un moment s’ils étaient morts ou vivants. Plus que des musiciens avec des masques, ce sont ces personnages en creux qui m’ont le plus marqué.” Lorsqu’on évoque Daft Punk, il réagit en collègue de martyre, celui de devoir porter des casques en permanence :
“Sans doute est-ce une torture pour eux par moments. Moi, à mon petit niveau, quand je dois faire une conférence de presse de deux heures, je souffre énormément. Sans parler de l’embarras, quand j’ai l’impression d’être à un bal masqué où je suis le seul déguisé.”
Des influences dans le cinéma, la peinture et la littérature
Pour élaborer la trame onirique de Ghost Surfer, Cascadeur s’est inspiré des récits d’aventures fantastiques du début du XXe siècle et de leurs utopies désuètes, mais aussi de l’expressionnisme allemand découvert à la fac grâce à cette sommité du sujet que fut Jean-Michel Palmier :
“Le cinéma et la peinture expressionnistes m’ont beaucoup marqué, notamment à travers la représentation du dérèglement, un thème qui traverse mes chansons. Je parle souvent des êtres qui errent, qui se retrouvent plongés parfois en milieux hostiles dont on ne sait jamais s’ils sont réels ou hallucinatoires. Le début du XXe siècle m’intéresse aussi pour l’exploration des zones inconscientes qui a débuté à ce moment-là.”
L’aventure du Ghost Surfer, c’est également l’Odyssée d’Homère vue à travers la lorgnette de Méliès et bordée d’orchestrations dignes des BO de Danny Elfman (Tim Burton…) :
“Il y avait cette idée du déplacement, de découvertes de territoires inconnus peuplés de déesses, de sirènes, de cyclopes… Et dans le voyage d’Ulysse, terre, le fait qu’il soit obligé de se grimer pour revenir chez les siens. C’est forcément quelque chose qui résonne avec ma propre expérience.”
En passant ainsi d’un album à l’autre du confinement de sa chambre à l’immensité des galaxies, Cascadeur a non seulement élargi son horizon musical mais il a surtout appris à domestiquer l’apesanteur. Outre leurs lignes mélodiques souvent bouleversantes, ces chansons sont autant d’invitations à dévaler un toboggan invisible et à surfer au gré de leurs modulations enchanteresses entre rêve et réalité. La voix douce et acidulée de Cascadeur gagne ainsi en émotion pure, notamment lorsqu’elle est surlignée par les chœurs hallucinants des deux Midlake (déjà présents sur le précédent album) ou perforée par l’intervention d’un Stuart Staples en sorcier vaudou (The Crossing). En une heure totalement détachée du sol, sans les longueurs ni le maniérisme de son premier vol, le Français se hisse tellement haut qu’on en nourrit presque de l’appréhension pour lui et pour la suite. Plus dure sera la chute ? C’est toute la noblesse et la beauté du métier de cascadeur que de ne jamais penser à ce genre de choses.
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