Passé inaperçu à sa sortie en 1985, “Polaroïd/Roman/Photo” de Ruth, l’un des projets du Français Thierry Müller, est devenu depuis l’objet de toutes les convoitises. À l’occasion de sa réédition chez Born Bad Records, retour sur la genèse d’un album cultissime.
2004. Alors que la French Touch filtrée vit ses dernières heures, le label Tigersushi a l’excellente idée de sortir la compilation So Young But So Cold. Une exploration en forme d’hommage transi à la new-wave française la plus déjantée et compilée avec amour par Marc Collin et Ivan Smagghe qui forment alors le duo Volga Select. Dans le lot des seize titres (dont certains sont plus ou moins connus des diggers), Polaroïd/Roman/Photo, paru en 1985 et signé d’une certaine Ruth, émerge tel un OVNI avec sa rythmique ralentie, ses déclics d’appareil photo, son saxophone qui jure avec le minimalisme du morceau et cette voix féminine désabusée et ironique qui assène “Polaroïd, roman photo/Aimant les flashes sentimentaux/Humanoïde, incognito/Amour impossible et mélo.”
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Loin du post-yéyé électronique d’Elli & Jacno, le morceau préfigure une critique de la société du paraître qui se profile, ouvre la bande-son d’un défilé de couture du futur ou s’impose comme du Miss Kittin & the Hacker avant l’heure ! “J’ai découvert ce morceau au début des années 2000, c’est un collectionneur qui m’a convaincu d’acheter le maxi, explique Marc Collin, je ne l’avais jamais entendu alors que j’ai toujours été très intéressé par tous les artistes français dits new-wave. J’ai tout de suite adoré, la séquence synthé accompagnée d’une vraie batterie – fait très rare pour l’époque – les paroles, la voix robotique, le sax et surtout le niveau de production. Pour moi, ce morceau est la quintessence des eighties et s’inspire plus de groupes électroniques expérimentaux, comme Cabaret Voltaire ou Psychic TV que de Joy Division ou Cure. C’est une idée de la modernité de l’époque, l’apparition de nouvelles technologies, une esthétique glaciale, des paroles inspirées du nouveau roman et surtout une rythmique qui donne envie de bouger.”
Nous sommes à la fin des années 1970, le jeune Parisien Thierry Müller, passionné par la musique électroacoustique (Pierre Henry, Iannis Xenakis) mais aussi les débuts de groupes comme Pink Floyd, Genesis ou Can, les mouvements d’extrême-gauche et le graphisme qu’il étudie aux arts appliqués, s’essaie aux bidouillages musicaux. “J’avais un cousin qui avait participé à un atelier d’électro-acoustique, quand il venait nous voir, il débarquait avec ses magnétophones et plein d’appareils bizarres. C’est lui qui nous a mis le nez dedans, mon frère et moi. On s’amusait à trafiquer les machines, à faire tourner les bandes à l’envers ou les ralentir. Il y avait peu de synthés à l’époque, ils étaient très chers, ceux japonais plus abordables – comme les MS10 ou MS20 de Korg qui avec leur batterie électronique intégrée ont forgé le son de la Nouvelle Vague – n’étaient pas encore arrivés sur le marché.” Avec une bande de potes étudiants, il lance Arcane, un groupe inclassable, fourre-tout indus de guitares électriques en fusion et de larsens, tout en travaillant au projet Ilitch. Un mélange sombre d’électronique et de sons organiques conçu comme une BO imaginaire, inspiré de Philip Glass et Cecil Taylor, dont le premier album, Periodikmindtrouble (1978), va lui ouvrir les portes du monde feutré des musiques expérimentales. Mais Thierry Müller est un homme qui a soif d’expérimentations, de concepts et de nouvelles aventures. L’époque est à l’explosion du punk, avec Muriel Huster – auteure, actrice et photographe –, il lance le projet Ruth Ellyeri (un anagramme de son nom) dont naîtra un unique single, Mescalito, devenu depuis un hymne culte de la scène punk française.
À la recherche du tube parfait
“Ilitch était un projet masculin, j’avais besoin d’exprimer une autre facette de moi, plus extravertie, plus pop et plus féminine, explique Thierry, mais j’avais surtout envie de faire un tube pour faire danser les filles en se moquant des garçons et c’est ainsi qu’est né Ruth. Mon ami Philippe Doray, que j’avais rencontré via le label Oxygene sur lequel était sorti le premier disque d’Ilitch, m’écrit les paroles de ce qui deviendra Polaroïd/Roman/Photo. Je bricole une maquette avec un synthé pour guitare que j’avais branché sur mon orgue Farfisa et dans la foulée, je compose d’autres morceaux, avec des textes écrits par le plasticien Édouard Nono ou Frédérique Lapierre qui chante aussi sur trois titres (dont Polaroïd/Roman/Photo) histoire d’avoir assez de matière pour un album.” Les démos en poche, il entre en studio avec Philippe, le fameux Anagramme de l’époque, pour enrichir le tout de sons acoustiques (batterie, saxophone et trompette), mais les prises de voix de la première version de Polaroïd/Roman/Photo les déçoivent. “À cette époque-là, on carburait à la coke, on était dans le speed en permanence, on trouvait tout trop lent. Mais à force d’augmenter la vitesse, la voix de Frédérique, qu’on voulait suave, mais moqueuse, avait perdu tout son second degré, toute sa flamboyance, et on a engagé une choriste professionnelle pour chanter sur le morceau tel qu’on le connaît aujourd’hui.“ Le master sous le bras, persuadé qu’il détient un tube en or entre les mains, Thierry commence alors à frapper aux portes des labels. “J’ai fait le tour de toutes les majors, de Polydor à Virgin, et je me suis fait jeter de partout, sauf chez RCA où un mec qui avait signé KaS Product trouvait le morceau intéressant. Sauf que lorsque c’est arrivé aux oreilles du grand patron, il s’est exclamé : ‘Mais qu’est-ce que c’est que ce truc !’ et l’a aussitôt refusé.“
Déçu, Thierry Müller qui rêvait déjà de gloire se rabat sur le petit label Paris Album qui sort l’album en 1985. Qui faute de logistique et de promotion, peinera à se vendre à plus de 50 exemplaires. “J’ai eu seulement deux chroniques, plutôt bienveillantes à l’époque, dont une assez prémonitoire dans Guitares & Claviers qui disait que si le disque ne démarrait pas, ce serait le chant du cygne pour Ruth. C’est vrai que ça m’a dégoûté de mes velléités commerciales, mais aussi des majors où je croisais des directeurs artistiques qui confondaient la trompette et le saxophone. Alors je suis resté dans un circuit indépendant en développant différents projets et multipliant les collaborations avec d’autres musiciens.”
C’est la compilation So Young But So Cold, au milieu des années 2000, qui va soudainement révéler au grand public ce petit joyau et lui offrir une seconde vie à la hauteur de son génie. “C’était au tout début d’internet, je reçois un mail de Tigersushi – comment l’avaient-ils trouvé, je me le demande encore ? – me disant qu’ils préparaient une compilation de new-wave française et qu’ils aimeraient bien placer le morceau dessus. Quand le disque est sorti, ce fut la naissance du morceau bien plus que sa renaissance en fait ! Il a commencé à être joué en club, le label Born Bad l’a compilé quelques années plus tard sur Bippp French Synth Wave et ça a fait boule de neige.“ Le morceau s’échange sur les réseaux de peer to peer et fait le tour du monde, les gens pensent, pour le plus grand plaisir de Thierry, que Ruth est une fille, le morceau passe en boucle dans les boutiques Agnès b., les anglais s’en mêlent et l’album entier, qui valait des fortunes et s’échangeait discrètement entre collectionneurs avisés, est réédité plusieurs fois en cd et vinyle et à chaque fois épuisé en quelques jours.
Cette nouvelle édition, sur le label insolent et rebelle Born Bad, de ce disque que beaucoup connaissent, mais peu de gens possèdent au final, est l’occasion en or, pour ceux qui n’auraient en tête que le tube Polaroïd/Roman/Photo (qui pour un morceau aussi expérimental cumule à plus de deux millions de vues sur Spotify), de découvrir les six autres titres de l’album. De Thriller, et sa rythmique irrésistiblement dansante, à She Brings the Rain, une reprise déjantée de Can, de Mabelle, post-punk mâtiné de reggae, à Mots, petit bijou d’electropop incisive. Mais surtout de découvrir la galaxie musicale et conceptuelle patiemment tissée tout au long de ses années par Thierry Müller. Qu’il s’agisse de l’incroyable 10 Suicide de Ilitch, projet toujours en activité ou des deux autres albums, plus confidentiels, de Ruth, de Crash à d’infinies collaborations. Tout en se demandant pourquoi ce musicien hors-norme – de la trempe d’un Richard Pinhas ou d’un Bernard Szajner – n’a pas aujourd’hui la reconnaissance qu’il mérite alors que ses fans se nomment Edward Ka-Spel des Legendary Pink Dots ou Lee Ranaldo de Sonic Youth. Heureusement, Thierry Müller, timide mais taquin, lui que certains disent trop gentil et pas assez mondain pour avoir réussi à s’imposer, a la réponse toute prête : “Le souci, c’est qu’on ne sait jamais où me ranger, je n’ai jamais eu vraiment un public, à part quelques fans de la première heure, mais plutôt un public différent par disque, ce qui d’une certaine manière est assez logique, puisque chaque projet part d’un concept, une image, une lecture… Et puis il faut reconnaître que le morceau Roman/Photo/Polaroïd est un accident exceptionnel, une rencontre inespérée entre la musique, les paroles et les arrangements, une constellation qui se reproduit une fois tous les cent ans, un moment de grâce”, ajoute-t-il avant de partir dans un éclat de rire !
Polaroïd/Roman/Photo (Born Bad Records/L’Autre Distribution). Sortie le 25 février.
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