Dans ce livre somme remarquable publié sous la direction de l’anthropologue et médecin Didier Fassin, quelque 70 chercheur·euses en sciences humaines et sociales proposent “un diagnostic sur le présent qui aiderait à penser l’avenir”.
Françoise Vergès, Corine Pelluchon, François Heran, Dominique Meda, Eva Illouz, Razmig Keucheyan, Bernard Lahire, Mathieu Potte-Bonneville, Sandra Laugier… On pourrait continuer longtemps l’énumération des quelque 70 chercheur·euses en sciences humaines et sociales de renom qui ont contribué à ce livre collectif immense par la longueu – plus de 1300 pages ! – mais surtout par la finesse, la complexité et la hauteur de vue de ses réflexions.
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Publié sous la direction de l’anthropologue et médecin Didier Fassin, déjà auteur il y a quelques mois de l’excellent Les Mondes de la société publique (Seuil), La Société qui vient, a, au premier coup d’œil, tout de l’état des lieux sur la France telle qu’elle va. Avec son séquençage en grands thèmes, – “Enjeux”, “Politiques”, “Mondes”, “Inégalités”, “Reconnaissances”, “Explorations” et “Libre cours”, eux-mêmes subdivisés en chapitres “Exilés”, “Complotisme”, “Reproduction”, “Pandémie”, “Genre”… -, l’essai semble en effet, de prime abord, dresser un inventaire de tous les phénomènes, mutations et défis auxquels notre société est confrontée.
“Crise” : banalisation du mot et normalisation de son usage
Telle n’est pourtant pas l’ambition de ces 64 textes qui, comme l’explique Didier Fassin dans une introduction de grande qualité, entendent plutôt proposer “une interrogation sur notre temps pour, dans une certaine mesure, anticiper ‘la société qui vient’” – pour le dire autrement : de poser “un diagnostic sur le présent qui aiderait à penser l’avenir”. Vaste programme : depuis des années, et en particulier depuis le mouvement des Gilets jaunes et la pandémie de Covid-19, le “langage omniprésent de la crise” s’est imposé dans les débats publics.
“Crise sanitaire”, “crise des migrants”, “crise du pouvoir d’achat”, “crise environnementale”, “crise démocratique”… Une banalisation du mot et une normalisation de son usage qui tendent à provoquer de “la sidération”, chaque “crise” neutralisant ou invisibilisant les autres enjeux irriguant dans le même temps la société. De quoi, par ailleurs, échouer à prendre en compte la complexité et l’origine multifactorielle de ces mêmes enjeux, le tout ayant pour conséquence de favoriser des réponses politiques toujours prises dans l’urgence et a fortiori ineffectives – ainsi par exemple de la problématique des inégalités, qui sous-tend toutes les “crises” citées plus haut, toujours traitée au coup par coup quand elle nécessiterait d’être examinée et combattue de façon structurelle et dans toutes ses dimensions.
Moment critique
“Il est donc important de conduire le double travail de fond consistant à explorer la situation critique dans ses multiples dimensions dont beaucoup échappent à la vue et à réactiver la conscience de la gravité d’autres situations critiques qui se sont trouvées reléguées”, écrit ainsi Didier Fassin qui, au mot “crise”, préfère employer l’expression de “moment critique”, plus féconde selon lui pour analyser “la singularité du moment présent” en France. Urgence climatique guère prise en compte par nos dirigeant·es, hystérisation des débats sur la question du genre et de la race, “crises artificiellement provoquées, notamment pour détourner l’attention du public de problèmes plus graves” par certain·es membres du gouvernement (on pense bien sûr à Jean-Michel Blanquer et Dominique Vidal sur la question du supposé “islamo-gauchisme” du monde universitaire), rejet de plus en plus prononcé de la démocratie représentative par les citoyen·nes… Autant de sujets abordés de façon transversale et souvent sous un prisme intersectionnel dans les différents chapitres de ce livre où il est certes largement question du monde dans lequel nous vivons…. mais aussi de celui “dans lequel nous voulons vivre”.
“Si le moment critique que traverse notre société suscite l’inquiétude, il appelle aussi une ouverture des possibles”, note ainsi Didier Fassin, pour qui l’analyse en termes de “moment critique” a en outre le mérite de “rendre l’action nécessaire”. Et de citer les différentes “résistances, mobilisations et expérimentations” qui, ces derniers temps, ont fait irruption dans un réel plus morose et anxiogène que jamais : émergence de zones à défendre, “combats menés par les minorités visibles et les femmes”, initiatives contre les violences policières, actes de solidarité de citoyen·nes envers les exilé·es… Les exemples d’actions qui, “dans le présent comme dans l’avenir”, luttent contre “les menaces pesant sur la ‘société qui vient”’, ne manquent pas. Des bulles d’oxygène, aussi “modestes” soient-elles parfois, qu’il convient d’identifier, d’encourager et de célébrer.
La Société qui vient, sous la direction de Didier Fassin, éd. du Seuil, 1320 p, 29€, en librairie
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