La Maison rouge n’a cessé de nous ravir avec des expositions inclassables et nous en offre la plus belle preuve avec “I Did it my way”. Composition dédalesque, l’exposition s’amuse à faire divaguer le spectateur entre des univers allant de Louis XIV à Sylvie Vartan en passant par Cocteau.
Sortez vos mouchoirs ! Antoine de Galbert, fondateur de la Maison rouge, a annoncé qu’il fermerait les portes de la fondation en 2018. « Je ne vois pas comment nous pourrions faire mieux, aller plus loin. En créant la Maison rouge, je savais que l’aventure finirait un jour. » Pourtant devant l’opulence d’expositions toujours plus surprenantes les unes que les autres, on se dit que la fondation avait encore plusieurs années devant elle pour étinceler dans le monde de l’art parisien. La preuve en est l’explosion d’inventivité qu’est l’exposition I did it my way.
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C’est un étrange couloir qui nous invite à pénétrer dans l’univers d’Hélène Delprat. Recouverts de plaques réfléchissantes, les murs du couloir fonctionnent comme un gigantesque miroir caduc : la lumière se décompose directement sur les plaques et ainsi ne peut nous rendre notre image. Cet incipit insaisissable est à l’image du travail de l’artiste: un questionnement inlassable sur l’identité. En effet, ce miroir met en lumière la diffraction de l’identité, que ce soit celle de l’artiste ou du spectateur. « C’est l’inconnu. C’est l’inconnu qui fait peur », martèle la bande son, emplissant le couloir d’un souffle inquiétant.
Autoportrait décomplexé et sarcastique
Au bout du couloir s’ouvre une porte qui laisse apparaître un mannequin, copie conforme d’Hélène Delprat, dont le réalisme est subjuguant: on a l’impression de tomber nez à nez avec l’artiste. Le mannequin de l’artiste est placé en position de sujet, assis face à un appareil photo, ce qui brouille le rapport créateur/regardeur. Cette installation est peut-être le point d’ancrage du travail de mise en scène et de dédoublement avec lequel s’amuse l’artiste tout au long de l’exposition. Elle semble rire du désarroi du spectateur, embarrassé devant ce fac simile plus vrai que nature tout en se moquant du sacro-saint statut de l’artiste dont elle se plaît à détricoter le narcissisme. Elle, l’artiste, passe de l’autre coté de l’objectif comme si Vermeer sautait tout à coup dans sa camera obscura pour faire un selfie.
« Le goût est le grand ennemi de l’art »
C’est une pensée qu’Hélène Delprat partage avec Marcel Duchamp en se gaussant de la notion de bon goût. Elle flirte ainsi en permanence avec le mauvais goût et ce avec une impertinence et une maîtrise vertigineuse, comme le montre la suite de l’exposition.
La machine infernale est lancée. Hélène Delprat balaie d’un revers de main les standards esthétiques et l’habituelle froideur arrogante des expositions. A grand renfort de musique, l’entêtant Comme un garçon de Sylvie Vartan (écrit par le mari de l’artiste) et la majestueuse Marche des Turcs de Lully, elle nous perce les tympans et ouvre nos œillères du même coup. C’est dans cette joyeuse cacophonie que la première salle dévoile une série de tableaux grand format dont le nom du premier, Grotesque, annonce la couleur. Enchevêtrements colorés ponctués de paillettes et de coulures sombres, ce décor est le lieu de rencontre d’êtres mi hommes-mi chevaux et d’animaux étranges qui peuplent l’univers de l’artiste. Dénuée de toute mièvrerie, cette caverne enchantée s’avère plus horrifique que bienveillante.
Un pot-pourri dantesque
« Delighfull horror » est un concept développé par le philosophe romantique Edmund Burke pour théoriser une nouvelle forme de beauté: une beauté terrifiante qui séduit l’œil par sa démesure. Aux yeux de Burke, ce n’est pas la connaissance qui est émue par le spectacle de l’horreur mais la sensibilité. C’est ce plaisir dérangeant, allergique à toute beauté cartésienne, qui émane des toiles d’Hélène Delprat.
La scénographie alimente cette « horreur délicieuse » avec un savant jeu de miroirs: le tableau Peinture pourrie (nature morte ricanante) est cernée d’un cadre en miroir dans lequel on aperçoit une sculpture installée à point nommé à quelques mètres du tableau. L’ombre de la sculpture, inquiétante silhouette de diablotin à taille humaine, se reflète par flash sur la toile, telle un monstre tout droit sorti d’un conte de Perrault.
Le portrait corrompu est une des pièces qui cristallise la puissance mystique et monstrueuse du travail de l’artiste. Un personnage, vêtu comme un dandy, tourne vers nous sa tête monstrueuse tordue par un rictus terrifiant. Véritable apparition, il semble flotter au-dessus d’une mare noirâtre. Divin ou monstrueux ? Le pigment d’or qui recouvre la toile vient semer le doute: il entoure le personnage d’une auréole qui rappelle l’usage sacré de ce pigment dans les tableaux de la Renaissance. Mais l’artiste semble l’avoir jeté au visage du monstre, et le pigment se répand sur la toile comme la petite vérole, grignotant le visage monstrueux et par extension le tableau lui-même. Portrait iconoclaste ?
Une esthétique à rebours
Non loin de l’univers décadent huysmansien, ce ne sont pas les références étranges qui manquent à l’univers bouillonnant d’Hélène Delprat. Une grille en polystyrène nous conduit à la maison hantée de Madame Muir, représentée par un escalier, en polystyrène également, qui ne mène nulle part. « C’est l’inconnu qui fait peur » la phrase d’introduction semble encore résonner à nos oreilles, comme si elle tenait les rênes de l’exposition. L’œuvre d’Hélène Delprat fonctionne comme une formidable machinerie qui dévoilerait l’envers du décor, brassant avec elle toute une imagerie de rêves, de non-dits, de mystères. Elle nous plonge dans les backstages tortueux et inexplorés de l’histoire de l’art.
« Je pense qu’à part l’atelier où je travaille, un des endroits où je me sens le mieux c’est sur un plateau de théâtre ou dans une loge, complètement vide de ses occupants (…) avec juste des éléments de décors », révèle-t-elle
A rebours. C’est peut-être ainsi qu’Hélène Delprat s’y prend pour construire cet univers foisonnant. Du « coq-à-l’âne » pour citer un chapitre du beau catalogue d’exposition Hélène Delprat I did it my way écrit par Corinne Rondeau et Térésa Faucon. Ce n’est pas de la grande histoire de l’art que se revendique l’artiste mais d’un éclectisme référentiel assez surprenant: imagerie théâtrale, citation cinématographiques et littéraires se chevauchent dans une énergie dionysiaque.« Je ne suis pas cinéphile. Je mange les plats dans le désordre. Le dessert avant les fruits de mer »”, ironise l’artiste. On pourrait comparer Hélène Delprat à Chaos dans la Théogonie, littéralement une faille béante dont émerge tout un cortège divin et plus largement la Création elle-même.
I did it my way, du 23 juin au 17 septembre à la Maison rouge
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