Pour sa 4e carte blanche dédiée aux artistes contemporains, le musée des Arts asiatiques ouvre à Prune Nourry l’espace muséal dans sa totalité. L’artiste déploie un triptyque asiatique qui s’insère dans les collections permanentes, amorçant ainsi un émouvant et poétique dialogue avec les œuvres du musée.
Peut-on faire du neuf avec du très très vieux ? L’archéologie peut-elle s’avérer ultra-contemporaine? Prune Nourry relève le défi. A l’entrée de l’exposition trône un gigantesque pied de Bouddha qui dépasse de plusieurs mètres les imposantes sculptures hindoues et bouddhiques du musée Guimet. Entièrement en plâtre et criblé de bâtons d’encens, le pied colossal suggère la puissance sacrée du Bouddha mais aussi la ruine. Construite in situ, la sculpture fait ainsi écho aux collections permanentes et questionne les difficultés de conservation d’un héritage culturel.
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L’artiste pousse le gigantisme à son comble et érige la tête du Bouddha au dernier étage sous la rotonde. Celle-ci s’avère être une étrange boîte de Pandore qui recèle de minuscules offrandes funéraires (machines à laver, ordinateurs et voitures en carton…). Ces simulacres d’offrandes contemporaines convoquent selon les mots de l’artiste “le paradoxe entre la société de consommation et la sacralité”. Véritable ossature de l’exposition, les autres parties du corps sont disséminées dans la totalité du musée, invitant le spectateur à se questionner sur le morcellement d’un patrimoine et l’importance de la trace, du témoignage.
Holy Daughters: les ombres du culte de la fertilité
Se souvenir. C’est sans nul doute une obsession qui nourrit le travail de l’artiste, comme le montre la série de sculptures Holy Daughters. Tout débute en 2010 par sa rencontre décisive avec Stephen Minger, éminent scientifique qui effectue des recherches sur des embryons hybrides entre l’humain et la vache. L’artiste s’interroge alors sur l’hybridation génétique tout en puisant dans la culture religieuse indienne et imagine des sculptures entre la petite fille et la vache sacrée. C’est d’infanticide dont veut parler Prune Nourry: cent millions de femmes manqueraient aujourd’hui en Asie. Tuées à la naissance, dans l’intimité de leur foyer, ce sont des centaines de petites filles qui ne verront pas le jour parce qu’elles sont nées femmes.
« Je voulais mettre en lumière le paradoxe entre la vache sacrée, vénérée pour sa fertilité et le fait qu’on ne souhaite pas avoir de filles alors qu’elles seront appelées à être mères un jour. »
Entièrement de bronze noir, le visage surmonté d’un museau et percé de deux grands yeux en verre, ces sculptures témoignent d’un inquiétant réalisme. Leur corps de petite fille supporte des mamelles mais s’avère être d’une maigreur moribonde: ce paradoxe entre fertilité et fragilité est à l’origine de la puissance visuelle et symbolique des Holy Daughters.
La mise en espace choisie par l’artiste fait dialoguer de façon émouvante les sculptures avec les statues hindoues et bouddhiques des collections permanentes. L’exposition offre ainsi des face-à-face évocateurs: une des sculptures de Prune Nourry se dresse devant une statue Yaksha, un esprit gardien des trésors de la terre et des arbres qui devient un fantôme maléfique à ses heures perdues.
Dans la dernière salle au rez-de-chaussée, entre deux statues hindoues, se cache Walking Holy Daughter, une de ses plus saisissantes sculptures. Comme son nom l’indique elle est en train de marcher et tout se corps se tend nerveusement dans une posture qui rappelle le célèbre Homme qui marche de Giacometti.
« Ces figures sont comme des ombres qui s’étirent et qui sont comme nos amis que l’on voir venir de loin dans la rue », disait Catherine Grenier, conservatrice générale de la Fondation Giacometti, à propos de l’Homme qui marche. Les Holy Daughters véhiculent cette même sensation: les ombres des petites filles indiennes qui n’ont jamais vu le jour mais dont Prune Nourry restitue la puissance fertile et de fait sacrée.
Terracotta Daughters: les guerrières sacrées
Au premier étage le contrepoint archéologique continue avec la série des Terracotta Daughters, dernier volet du triptyque. Elaboré en 2013, ce projet est le pendant héroïque des Holy Daughters. En collaboration avec les artisans copistes de la région de Xiân en Chine, où a été retrouvée la célèbre “armée d’argile du premier Empereur ». Cet ensemble de statues funéraires datant de plus de 2000 ans, représente les troupes de Quin Shi Huang, premier empereur de Chine, auprès duquel fut enterrée cette armée. L’artiste a créé 108 sculptures de petites filles grandeur nature. Il s’agit d’hybrides entre la petite fille et le soldat : elle a combiné les portraits de huit orphelines (vivant dans des campagnes chinoises où la sélection du sexe est très drastique) avec les sculptures des soldats.
« Les soldats d’argile sont de puissants guerriers. Et dans l’armée il n’y a pas de filles. Mais soudainement nous nous sommes mis à sculpter des filles. » propos d’un artisan de Xiân ayant collaboré au projet.
Prune Nourry aborde une nouvelle fois des problèmes de bioéthique, dénonçant notamment l’utilisation abusive des échographies afin de tuer les petites filles avant leur naissance. En effet, on compte 330 millions d’avortements sélectifs recensés en Chine entre 1971 et 2010. L’installation a été enfouie en 2015 en un lieu secret et sera exhumée en 2030, date à laquelle le déséquilibre des sexes en Chine sera le plus important.
Les 108 sculptures donnent à voir une étonnante armée féminine. Les fillettes semblent à la fois mortes et pétrifiées comme les statues de Pompéi mais paradoxalement profondément robustes et combattantes. A l’inverse des Holy Daughters, dont on a souligné la fragilité et la souffrance intrinsèque, les Terracotta Daughters forment une armée indissoluble et immuable. Huit sculptures à taille réelle sont exposée au dernier étage ainsi que la version miniature des 108 petites filles en porcelaine de Limoges.
Dans une de ses nouvelles, “Le Lait de la mort” Marguerite Yourcenar raconte l’histoire d’une jeune femme emmurée vivante dont le lait continue à couler de sa poitrine pour nourrir son enfant : “Ses prunelles à leur tour se liquéfièrent et laissèrent place à deux orbites creuses au fond desquels on apercevait la Mort, mais la jeune poitrine demeurait intacte et, pendant deux ans, à l’aurore, à midi et au crépuscule, le jaillissement miraculeux continua…
Comme les seins de la jeune condamnée, les sculptures de Prune Nourry, si elles rappellent la mort, perpétuent la vie. La subtilité du travail de l’artiste réside dans cette capacité à se souvenir, faire survivre et renaître de ses cendres une féminité enfouie et depuis longtemps condamnée à l’oubli.
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