Un Batman aguicheur, ça vous hérisse ? Alors Gender Swap a été pensé pour vous. Rencontre avec Morgane Falaize, présidente de l’association Women in Games et responsable du projet, qui entend dénoncer par l’absurde l’hypersexualisation des femmes dans le jeu vidéo.
Et si Batman roulait des fesses comme Catwoman ? C’est ce qu’a décidé d’expérimenter l’association Women in Games avec son projet Gender Swap. Grâce à plusieurs mods (une modification d’un jeu déjà existant qui va changer ou ajouter une fonctionnalité à ce dernier), plusieurs grosses licences du jeu vidéo ont été revisitées afin d’appliquer aux personnages masculins les attitudes initialement pensées pour leurs alter ego féminins.
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L’objectif : pointer du doigt l’hypersexualisation des femmes dans le jeu vidéo. En échangeant les animations des personnages des deux genres, Women in Games compte mettre en lumière les représentations stéréotypées véhiculées par les jeux (des femmes en petites tenues, avec des formes et des gestuelles excessives).
Créée en 2017, l’association professionnelle compte plus de 2 300 membres et mène des actions à travers toute la France. Rencontre avec sa présidente.
Comment présenteriez-vous Women in Games à quelqu’un qui n’y connait pas grand chose ?
Morgane Falaize – Women in Games est une association professionnelle qui œuvre pour plus de mixité, de diversité dans les entreprises du jeu vidéo en France. Concrètement, notre objectif à la création, c’était de doubler le nombre de femmes et personnes non binaires dans les studios en dix ans.
Quels sont vos champs d’action ?
On a trois grands axes d’intervention. Le premier, c’est favoriser le développement professionnel des femmes qui sont dans le secteur ou voudraient le rejoindre. Ça passe par du réseautage, la mise en place d’ateliers, de coaching, de formations, etc. On a un serveur Discord par exemple, qui est extrêmement actif et qui est un peu notre hub.
Le deuxième axe, c’est la sensibilisation des entreprises du secteur à l’intérêt de la mixité. Là, on est surtout dans la production de ressources, comme des guides. Enfin, on s’efforce de promouvoir le secteur auprès des jeunes filles, pour leur montrer la diversité des métiers, créer des vocations. Pour cela, il faut mettre en avant de role models, donner plus de visibilités aux femmes qui aujourd’hui travaillent dans le jeu vidéo.
“Les inégalités de représentations ne font qu’entretenir les inégalités de fait. ”
Vous avez lancé le projet Gender Swap le 15 février dernier. D’où vient l’idée de ce projet ?
Historiquement, Women in Games ne s’exprimait pas trop sur le contenu des jeux. Mais finalement, tout ceci est lié puisque l’univers du gaming – et le divertissement en général – a une influence sur la perception que les gens vont avoir du monde. Les inégalités de représentations ne font qu’entretenir les inégalités de fait.
Représenter systématiquement les femmes de façon hypersexualisée, comme des êtres faibles, souvent dans des rôles de faire-valoir comme la princesse à sauver, alimente donc cela. On reconnaît que les choses sont en train de changer, on a beaucoup d’œuvres aujourd’hui qui sont basées sur un autre modèle. Horizon Forbidden West, qui vient de sortir, et The Last of Us sont des exemples qui sont des AAA. C’est vraiment significatif. Mais pour une Aloy et une Ellie, combien d’autres personnages caricaturaux ? Les héros masculins peuvent l’être également, mais sur un mode différent, moins dévalorisant. Quand on les dénude, ce ne sera pas pour plaire aux femmes, mais plutôt pour plaire aux hommes et répondre à un certain stéréotype de virilité.
Vous avez donc cherché à dénoncer ces stéréotypes, mais pourquoi avoir choisi de procéder ainsi ? Qu’est-ce que ça peut apporter au débat ?
On se rend compte que quand on applique aux personnages masculins ces attitudes hypersexualisées, ça ne fonctionne pas du tout. Ça nous permet donc de réfléchir sur la perception qu’on a des personnages féminins, on réalise que cela ne nous choque même plus de voir cette attitude prêtée aux femmes, ça nous semble normal.
On a vu beaucoup de vidéos tourner ces derniers jours sur le jeu Lost Ark, dans lequel on voit un personnage féminin courir d’une manière absolument pas naturelle. Physiologiquement, elle devrait se déboîter les hanches à chaque pas. On imaginerait jamais un homme se déplacer de la sorte, avec ce genre d’attitude. Dans les faits, au quotidien, ça nous choque pas de le voir dans des œuvres de fiction ou les pubs, et on finit par s’imaginer les femmes ainsi.
“Hypersexualiser quelqu’un, ce n’est jamais valorisant.”
Comment le projet a-t-il été reçu sur les réseaux sociaux ?
Je crois que c’est la publication qui a reçu le plus d’engagement depuis la création du compte. Il y a eu énormément de partages, de commentaires et de likes. On a des retours d’hommes et de femmes qui soutiennent complètement l’initiative. Ça a déclenché des conversations qui sont extrêmement intéressantes. On ne peut pas convaincre tout le monde et ce n’est pas le propos, l’idée était d’attirer l’attention sur le phénomène pour que chacun·e puisse se faire un avis et l’exprimer. On a évidemment eu des levées de bouclier disant que les hommes sont également représentés de manière caricaturale. Certes, mais comme je le disais tout à l’heure, ce n’est pas du tout avec la même intention. Les hommes vont être “augmentés”, plus fort, plus viril, tandis que les femmes vont plutôt être “diminuées”. Hypersexualiser quelqu’un, ce n’est jamais valorisant.
Pendant deux jours, des streameur·euses vous ont aidé·es en jouant à ces jeux modifiés sur leur chaîne Twitch. Comment cette collaboration s’est-elle passée ?
Ça s’est très bien passé ! On n’avait pas choisi nos partenaires innocemment, on s’était bien sûr adressés à des personnes qui montraient un peu de sensibilité au sujet et qu’on pensait être suffisamment armées pour tenir une conversation et répondre aux éventuels commentaires du chat. Et je tenais absolument à voir des hommes comme des femmes participer au dispositif. C’est toujours pareil, quand ce sont des hommes qui mettent en lumière certains dysfonctionnements de la société, je pense que ça a plus d’impact. On a besoin d’alliés (rires).
Vous êtes parvenu à “modder” d’énormes licences du jeu vidéo, comme The Witcher, Metal Gear Solid ou encore Street Fighter. Comment y êtes-vous parvenu·es ?
La plupart des mods sont déjà disponibles sur des plateformes en ligne, dont celui-ci qui inverse les attitudes masculines et féminines. Ce sont des mods créés par la communauté. Les vidéos sur Batman, par exemple, avaient déjà beaucoup fait parler à l’époque. Pour Metal Gear Solid, il existe aussi un mod où on inverse l’attitude du personnage principal avec celle du chien, donc c’est ridicule – mais c’est ce genre de choses qui peuvent être faites ! (rires).
Vous avez donc repris cette idée pour en faire une arme de sensibilisation ?
Effectivement, quand on voit Batman se déhancher comme Catwoman, on est morts de rire. On se dit que c’est ridicule, que ça ne passe pas. Après, on fait un peu notre introspection. On se demande pourquoi on l’accepte et on se rend compte qu’on est formatés comme ça depuis notre enfance, à voir des images et des représentations de femmes qui se comportent de cette façon.
Il y a des personnes qui réfléchissent à la question, je pense au livre d’Iris Brey, Le Regard féminin qui est fantastique et s’intéresse particulièrement au cinéma et aux séries. Il y a l’Observatoire des images, avec qui on travaille en ce moment, qui réfléchit plus précisément aux inégalités de représentations dans les médias au sens large, avec un travail de recherche et une mise en avant des différentes initiatives.
“Il y a encore trop peu de femmes à des postes décisionnaires dans les studios.”
C’est votre premier gros projet à la présidence de Women in Games, puisque vous avez été nommée à ce poste en septembre dernier. Qu’est-ce que vous en retirez ? En êtes-vous heureuse ?
On est très fier·es , ça donne une très belle visibilité à l’association et ça nous permet de porter notre message. Si on avait plus de femmes dans les équipes de développement au sein des studios, on verrait moins ce genre de représentations. Il y aurait plus de personnes pour agiter un drapeau rouge. C’est un travail sur un temps long, et c’est pour ça qu’on s’est donné dix ans pour atteindre notre objectif.
Avoir plus de femmes dans les studios est une chose, mais il faut également voir à quels postes. On a eu des témoignages, notamment sur Twitter, de personnes en studio qui disaient qu’il y avait déjà des gens dans leur équipe signalant qu’un élément de gameplay ou de représentation n’était pas correct, mais finalement, un supérieur hiérarchique a pris une autre décision. Donc pour l’instant, il y a encore trop peu de femmes à des postes décisionnaires.
Mais on est quand même dans une très bonne dynamique et on se rend compte qu’à plein de niveaux, les studios de développement ont pris conscience de leurs écueils et de leurs erreurs. On parle d’un secteur précurseur sur plein d’aspects (technologique, d’innovation, etc). Sur les questions plus sociétales, on est persuadés que l’industrie à un rôle à jouer, et j’ai vraiment l’impression que beaucoup d’acteurs prennent leur responsabilité aujourd’hui. On est encore dans une phase de mise en place, bien sûr. Rien n’est parfait et rien ne le sera jamais, mais les intentions sont là.
Vous semblez plutôt optimiste quant au futur.
J’ai envie de l’être. Quand je vois des scandales sortir chez Ubisoft, chez Activision, je me dis qu’aujourd’hui, plus aucune entreprise ne peut ignorer la responsabilité qu’elle a en ce qui concerne le bien être de ses salariés. Il faut donc revoir absolument leur organisation, leur manière de penser les relations entre hommes et femmes et au sein de la hiérarchie. Il y a plein de choses qui sont à repenser. Ubisoft, qui a été épinglée il y a bientôt deux ans, fait vraiment plein de choses en interne. Ils ont toute une division diversité et inclusion qui existait déjà mais qui a été renforcée. Je pense qu’on est sur la bonne voie. Au final, ce sont les individus qui feront bouger les choses, notamment au sein des structures. Et je pense qu’il y a beaucoup plus de personnes sensibilisées à ces enjeux-là aujourd’hui.
“Le jeu vidéo est vraiment un secteur fantastique, et il y a une place pour tout le monde !”
Quelle est la suite pour Women in Games ?
On a plein de projets : on veut mettre en place un cycle de conférence pour nos membres, avec un fil rouge mais qui permettrait d’aborder des questions variées. On envisage d’organiser une game jam, un événement très court pendant lequel on réunirait une petite équipe de femmes qui va devoir sortir un jeu sur un temps extrêmement réduit.
On travaille également beaucoup avec les écoles du jeu vidéo. On avait édité il y a deux ans une proposition de tronc commun de charte pour ces écoles, sur le thème de l’égalité homme/femme. On aimerait aller plus loin et vraiment structurer notre relation avec les établissements, avec une liste d’engagements : les inciter à avoir un effectif mixte, mettre en place une formation sur les violences sexuelles et sexistes accessible aux étudiant·es comme à l’équipe pédagogique et administrative. Tout un tas de dispositifs qui bénéficieront tant aux écoles qu’aux étudiant·es.
Et que diriez-vous à une élève qui hésiterait à rentrer dans le milieu du jeu vidéo ?
Je l’inviterais à rejoindre notre serveur Discord si elle a besoin d’être rassurée. Le jeu vidéo est vraiment un secteur fantastique, avec de très belles opportunités. Ce serait dommage de s’en priver. Il y a une place pour tout le monde !
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