Invité au Salon du livre, qui s’ouvre cette semaine, Enrique Vila-Matas radioscopie son écriture dans trois ouvrages dédiés à sa façon de vivre la littérature : en plagiaire de génie.
« A bien y réfléchir, ma vie pouvait se définir comme une suite d’attentes. En réalité, j’ai toujours été un spectateur. Je n’ai jamais oublié que Kafka nous a révélé que l’attente est la condition essentielle de l’être humain”, écrit Vila-Matas dans un petit livre théorique, Perdre des théories, où il va radioscoper son écriture, nous en livrer les clés – pour mieux les perdre, comme si toute littérature était irréductible à une explication unique.
Les explications, il les livre plutôt à son traducteur, André Gabastou, dans un formidable livre d’entretiens nourri de ses références et de sa vie, retraçant toute sa trajectoire, aussi bien humaine que littéraire. Les deux vont de pair pour le plus intertextuel des écrivains contemporains. A attendre la vie, on va vivre dans les livres et les inclure dans les siens, seules preuves qu’on est vivant.
Quant à cette attente existentielle abordée par Vila-Matas, elle est mise en scène deux fois, comme deux faces d’une même pièce, deux doubles : l’un lumineux, l’autre dépressif. L’attente est drôle et lumineuse dans Perdre des théories : Vila-Matas raconte comment, invité à faire une conférence à un festival littéraire à Lyon, il va passer tout le temps de son séjour seul dans sa chambre d’hôtel, trop content d’être oublié par les organisateurs du festival. L’attente va donner lieu à une réflexion sur le roman, ses théories ; elle va donner lieu à une théorie de l’attente qui aboutira à l’écriture d’un texte.
Quand l’attente n’est pas créatrice, ni fécondée par la littérature, elle donne Riba, l’éditeur dépressif de Dublinesca, nouveau roman de l’écrivain catalan. Hanté par la littérature, par Joyce en particulier, en hommage duquel il s’apprête à se rendre à Dublin – tout le roman raconte l’attente de ce voyage, enfermé chez lui à Barcelone –, Riba est un éditeur sexagénaire, ex-alcoolique, qui vient de fermer sa maison d’édition.
En s’extirpant ainsi de la littérature comme activité pour ne rester que dans la passivité de souvenirs littéraires, c’est à la décomposition d’un homme de son vivant que l’on assiste. Car Dublinesca est bien le roman le plus triste, le plus morbide de Vila-Matas. Si la littérature n’est pas un exercice de fécondation de soi pour engendrer d’autres livres, bref d’autres gestes, alors l’homme et l’écrivain se meurent lentement, semble nous dire l’auteur d’un livre qu’il a quand même intitulé La Lecture assassine – tout un programme.
Vila-Matas, qui a aussi intitulé un de ses textes Suicides exemplaires, décrit minutieusement dans Dublinesca un lent suicide à la littérature : quand la littérature se métamorphose en un poison qui peu à peu vous contamine d’hallucinations et vous éloigne dangereusement du réel, jusqu’à en être à refuser de vivre sa vie.
Pour échapper à ces dangers, aux sortilèges du roman, Enrique Vila-Matas n’avait peut-être d’autre solution que de transformer la littérature des autres en littérature à soi. Emprunts, citations, distorsions du texte des autres vont devenir la base, l’enjeu des romans de l’écrivain, véritables labyrinthes référentiels et ludiques : “A cette époque, quand j’empruntais des phrases à d’autres pour les introduire dans mes propres textes, je n’avais pas l’impression de pécher. Si je voyais quelque chose qui me semblait mes propres mots, je me l’appropriais sans problème. Je crois que, d’une part, je me comportais avec une grande innocence et que, de l’autre, j’avais besoin d’être soutenu par certains écrivains. Je n’étais pas très sûr de moi et j’avais besoin de protection. Un procédé littéraire qui deviendrait l’un des axes latéraux de mon œuvre s’était mis en branle à mon insu. C’est surtout dans Souvenirs inventés que j’ai commencé à être davantage conscient des citations introduites dans le texte. Dans ce livre, je me suis concrètement appliqué à voler ou à inventer les souvenirs des autres pour pouvoir me construire une personnalité propre. Je sentais déjà que je ne serais pas une personne mais le fruit d’une collaboration avec autrui. Plus tard, beaucoup plus tard, je tomberais sur cette phrase d’Erik Satie qui m’expliqua définitivement le problème posé par la relation entre le moi et l’altérité : “Je m’appelle Erik Satie comme tout le monde.”
L’écrivain ne s’appelle pas Enrique Vila-Matas comme tout le monde mais comme tous les écrivains, et si l’on aime tant ses textes c’est peut-être parce qu’ils contiennent tous les plus grands textes de la littérature mondiale. De Rimbaud à Joyce, de Cervantès à Duras, de Kafka à Robert Walser – et on s’arrêtera là tant la liste serait vertigineuse –, Vila-Matas est ce prestidigitateur digne de Nabokov qui organise un monde entièrement fait de textes multiples en nous donnant l’illusion d’un texte unique. Non pas un auteur, mais une Factory à lui tout seul. “Je crois que toute mon œuvre naît d’Imposture.” Vila-Matas, un imposteur de génie, comme tous les plus grands artistes.