Malgré un style paresseux, le nouveau film de Brizé touche juste grâce à un scénario intelligent et lucide.
Après La Loi du marché (2015) et En guerre (2018), Un autre monde est le troisième film où le trio composé de Stéphane Brizé (le réalisateur), Olivier Gorce (le scénariste) et Vincent Lindon (le grand acteur) aborde le monde du travail et de l’industrie contemporain de front, le cauchemar qu’il est devenu et devient de plus en plus, partout, au nom du profit, d’une folie du profit qui semble sans mesure, sans frein.
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Dans La Loi du marché, Lindon jouait Thierry, un type au chômage qui acceptait de devenir surveillant d’hypermarché et découvrait peu à peu que son métier consistait surtout à fliquer les employés et sadiser les petits pickpockets (je simplifie). Dégouté, il partait.
Dans En guerre, c’est un représentant du personnel qui s’opposait à la fermeture de son usine florissante, alors que les patrons avaient juré qu’ils ne le feraient jamais. Les politiques, appelés à la rescousse, se montraient impuissants ou incapables d’arrêter la machine ultra-libérale en marche, avec un cynisme à peine dissimulé. Lindon-Laurent Amadéo ne s’en relevait pas (euphémisme).
Un monde sens dessus dessous
Dans Un autre monde, Lindon joue le rôle d’un cadre d’entreprise (un directeur d’usine), Lemesle, sur le point de divorcer. Mais après avoir accepté de mener à bien une première vague de licenciements, Lemesle reçoit l’ordre d’en préparer une nouvelle. Or la multinationale dont fait partie son usine affiche des résultats excellents. La seule explication est simple : les actionnaires en veulent toujours plus. Au détriment des ouvriers.
Car Lindon et ses collaborateurs ont beau retourner les choses dans tous les sens : licencier de nouveaux salariés ne pourra plus garantir le taux de production, sinon au détriment de la santé des salariés qui resteront. Lemesle se sent coupable d’avoir licencié pour rien et sans avoir hésité à le faire (c’est calculé pour) ; Lemesle va même mentir (nouvelle couche de culpabilité).
C’est hélas, et le constat est incontestable, ce qui arrive dans nos sociétés, au quotidien, dans lesquelles le CAC 40 a explosé tous les records de gains en 2021. D’abord docile, obéissant, Lemesle va tenter, au nom de la raison, de s’opposer à ce nouveau plan social, ancien nom de ce que l’on a rebaptisé aujourd’hui PSE, “plan de sauvegarde de l’emploi” – sans doute parce qu’il consiste justement à ne pas sauvegarder d’emploi.
La violence du quotidien
Car au-delà de l’histoire de Lemesle, du jeu toujours engagé, humaniste de Lindon, du néo-néo-réalisme efficace de la mise en scène de Brizé (qui parvient très bien à mélanger acteurs professionnels et amateurs, par exemple), c’est sans doute dans l’usage qui est fait des mots que le film touche le plus juste et nous saisit, parce que nous le vivons tous les jours, dans tous les secteurs de l’emploi.
La novlangue, cette invention de ceux qui ont appris des pires dictature du XXe siècle que tout commence par le langage, sert à renverser les valeurs : pour le grand patron américain du groupe Elson ou pour la cheffe de la branche française en passe de diriger toute la section Europe de ce même groupe (Marie Drucker, excellente comédienne !), le vrai courage n’est pas de vouloir sauver des emplois, des gens faibles, mais de faire preuve de stoïcisme, de se protéger de tout sentimentalisme pour rester du côté des forts, pour permettre à l’entreprise de gagner la guerre économique en sacrifiant les maillons faibles, les pauvres, les peu productifs, ceux qui de toute façon sont appelés à être éliminés du jeu économique parmi les premiers.
Ce que décrit Un autre monde est d’une violence folle, quasi métaphysique, car rien n’arrêtera la machine ultra-libérale, sinon la mort de tous. C’est là, au-delà des facilités, d’une certaine paresse répétitive de la mise en scène (Lindon, qui en fait parfois un peu trop, reprend un anxiolytique, Lindon renoue sa cravate, Lindon, seul dans la nuit et de son bureau, le front plissé par l’angoisse, surligne avec un vieux feutre on ne sait trop quoi alors que tout se fait aujourd’hui sur ordinateur, bref…), qu’Un autre monde parvient vraiment à devenir un film fantastique un peu malgré lui.
Quel autre monde ?
Parce que rien n’arrêtera jamais la machine de destruction de l’humain qui monte perpétuellement en régime, disions-nous, sinon la mort. Or, comme par hasard, c’est devenu le but des élites les plus élevées et les plus délirantes de notre planète : tenter de vaincre la mort (la leur, bien sûr). Certains hommes veulent devenir des dieux. Ils iront droit dans le mur, entraînant tout le reste de l’humanité la avec eux, mais ils ne s’arrêteront pas.
“Un autre monde”, dit le titre. Mais quel autre monde ? À la fin du film, Lemesle sauve son honneur (comme tous les personnages principaux joués par Lindon chez Brizé dans ses films politiques), se réconcilie avec sa femme, s’occupe de son fils qui a des problèmes psy carabinés. Mais que vont-ils devenir ? Où trouve-t-on un autre monde ? Au secours.
Un autre monde de Stéphane Brizé, avec Vincent Lindon et Sandrine Kiberlain. En salles le 16 février.
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