Exposée à la galerie Balice Hertling à Paris, la toute jeune peintre Xinyi Cheng surprend par ses visions doucement perverses de la masculinité occidentale. Et incarne par extension la relation pacifiée à l’appropriation culturelle d’une nouvelle génération d’artistes chinois à la culture visuelle décloisonnée. Entretien.
L’une des principales pierres d’achoppement du monde de l’art aujourd’hui est certainement la représentation de l’altérité. Acquérir suffisamment de fluidité pour sortir des ornières des politiques de l’identité qui renvoient dos à dos deux groupes. Passer, comme le suggérait la table ronde sur l’appropriation culturelle retranscrite dans le numéro d’été d’Artforum, à une logique de la traduction pour échapper aux logiques de pouvoir entre dominant et dominé.
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Ce nœud gordien, concluait l’échange, reflète un changement de paradigme qui a pourtant déjà cessé de poser problème à la génération Youtube, pour qui l’idée d’original et de copie s’est depuis longtemps dissoute. Il faudrait alors peut-être ajouter que cette vision se focalise sur une approche occidentale. Pourquoi ? Parce qu’il semblerait que la génération actuelle d’artistes chinois aient en grande partie déjà résolu instinctivement la question. Ainsi, les jeunes artistes que l’on voit actuellement fleurir dans le circuit de l’art contemporain, Lu Yang ou Guan Xiao pour les plus jeunes, Cao Fei ou Zu Zhen à peine plus aînés, font partie d’une tranche d’âge éminemment mobile et connectée, dont la pratique s’alimente à une culture visuelle déhiérarchisée.
Dans le cas de Xinyi Cheng, actuellement exposée à la galerie Balice Hertling à Paris, c’est encore une autre histoire. Tout en appartement à cette tranche d’âge dont elle est l’une des cadettes, Xinyi Cheng, née en 1989, ne pratique pas l’art vidéo ou l’installation multimédia, contrairement à la quasi-totalité des membres de cette nouvelle garde chinoise. Formée à la sculpture en Chine, elle part très jeune étudier la peinture aux Etats-Unis, se rapproche du project-space new-yorkais Practice où elle expose, avant de s’installer en Hollande où elle suit le prestigieux post-diplôme de la Rijksakademie à Amsterdam.
Dans sa peinture qui s’alimente autant à la tradition américaine récente qu’aux grands maîtres hollandais d’antan, la question de l’identité est toujours au premier plan, tapie dans les atmosphères doucement perverses qu’elle brosse. Un univers masculin occidental grotesque et érotique à la fois, qu’elle représente du dehors tout en s’emparant de ses personnages comme prête-visages, dans une subtile dialectique entre prise de pouvoir et soumission au désir. Toujours en suspension dans ces états liminaires, l’identité n’est pas seulement multiple, elle est transitoire et recomposable à l’infini.
Ton parcours illustre celui d’une très jeune génération d’artistes chinois, cosmopolites et ultra-mobiles. Au point que l’on commence à parler d’une seconde diaspora, où c’est cette fois la pression délirante du marché, et non plus la répression du régime politique, qui pousse à émigrer…
Xinyi Cheng – Je suis d’accord. Je pense effectivement que c’est un facteur générationnel. La plupart de mes amis ont tous étudiés à l’étranger, même si depuis quelques années, c’est peut-être en train de changer. Lorsque je suis partie en 2012, l’éducation artistique en Chine était encore très traditionnelle. Je suis arrivée au Maryland aux Etats-Unis pour y effectuer mon master. Je sentais qu’il fallait que je parte si je voulais découvrir la scène internationale de l’art contemporain, et parvenir à y tracer ma propre voie.
Mes premières années d’études, je les ai passées à l’université de Pékin où j’ai étudié la sculpture – ce qui veut dire la sculpture réaliste. Chaque jour, de 8 heures à midi, nous avions un cours de modelage d’après modèle vivant qu’il nous fallait rendre de la manière la plus précise possible. La créativité n’était pas au programme.
Lorsque je regarde les jeunes artistes chinois qui vivent et travaillent l’étranger et que je rencontre via le monde de l’art, j’ai vraiment l’impression que nous pouvons avoir un dialogue parce que nous avons vécu la même chose. Guan Xiao, par exemple, a un travail très différent du mien, souvent associé au post-internet, mais il est évident qu’elle fait aussi partie de cette génération là.
Justement, tu te distingues de la plupart de ces artistes par ton médium, la peinture. Comment expliquer une telle attirance pour l’art vidéo et les nouveaux médias chez cette génération ?
C’est un phénomène dont j’identifie très bien les causes. Lorsque j’ai quitté la Chine, il fallait maîtriser une technique parfaite pour espérer rentrer en école d’art, et c’est cette même technique que l’on nous enseignait ensuite à perfectionner. Par exemple, l’examen d’entrée en école d’art comporte une épreuve de dessin de trois heures où il faut réaliser le portrait parfait d’un modèle. Pour cette raison, je pense que lorsque les artistes formés en Chine sortent de l’école, il leur est très difficile de se défaire de cette manière de penser. Or paradoxalement, les nouvelles technologies permettent de prolonger le réalisme et le naturalisme traditionnels. C’est le même cadre de pensée sous des apparences d’ultra-contemporanéité. A ce titre, j’ai eu de la chance de ne pas étudier la peinture mais la sculpture en Chine. Lorsque je suis partie aux Etats-Unis, je n’avais aucune formation en peinture et j’ai pu commencer de zéro.
Tu es peintre, exclusivement peintre. D’où te viennent l’attirance et le dévouement pour ce médium ?
A mes yeux, c’est le médium le plus puissant. J’y ressens les sensations les plus fortes. Il me suffit de regarder quelques secondes certaines peintures pour en être bouleversée. Et c’est aussi une technique très exigeante et versatile. Au départ, j’appliquais d’abord une sous-couche, sur laquelle je ne venais peindre que lorsqu’elle était entièrement sèche. Récemment, j’ai commencé à peindre dessus lorsqu’elle ne l’était qu’à moitié. Les deux couches se rencontrent, se mêlent ; le résultat est très organique et constellé d’accidents. Je cherche aussi à ce que ma palette soit singulière, et à ce que la lumière rayonne comme si elle provenait de l’envers du châssis et transperçait la toile – une qualité que recherchaient déjà les maîtres hollandais comme Vermeer.
Depuis que je suis arrivée à la Rijksakademie à Amsterdam, j’ai beaucoup trainé dans les musées de la ville et étudié l’histoire de la peinture hollandaise. Mais je continue à regarder des peintres comme Maria Lassnig, une artiste autrichienne dont j’avais vu l’exposition au MoMA PS1 à New York en 2014. J’aime aussi beaucoup Luc Tuymans, qui exposait au MAS à Anvers l’an passé. Il est vraiment maître de son langage et de ses sujets, dans une tonalité assez dure et froide. Et j’apprécie également énormément des Américains comme Henry Taylor, et surtout Kerry James Marshall.
Tes sujets surprennent. Avec une grande constance et beaucoup de cohérence émerge au fil de tes toiles un univers masculin, blanc, homoérotique. Comment expliques-tu cette obsession ?
De ma formation en sculpture, je garde l’envie de peindre le corps humain. Mais plus fondamentalement, je peins les gens qui m’attirent et me fascinent. Et je le fais sans me représenter moi-même, en cachant le plus possible ma propre présence d’observatrice. Je peins mes amis, les belles rencontres que je fais, les présences excentriques. A la galerie Balice Hertling, il y a une figure pivot, Thomas. Cheveux longs, présence quasi-christique, beauté classique. Je le considère comme un alter ego. Le peindre, c’est me peindre moi-même.
Donc plutôt que de l’homoérotisme, je dirais que j’utilise un homme blanc comme un masque, en même temps que je suis habitée du désir de devenir cet homme. Sous ce masque, je suis en mesure de raconter n’importe quelle histoire sans filtre et dépeindre sans filtre mon obsession pour de beaux garçons hollandais. La relation de pouvoir qui en découle est extrêmement complexe et intriquée.
Se glisser dans la peau d’un autre témoigne d’une empathie beaucoup plus subtile que l’opposition frontale de deux groupes culturels, sociaux ou sexuels…
Il y a une grande part d’imagination et de spéculation à partir de situations que j’observe. Je travaille toujours d’après des photos que je prends et qui me servent d’aide mémoire, à partir desquelles je sélectionne certains éléments que je vais ensuite développer. Par exemple, pour l’exposition à Paris, j’ai essayé de regarder les hommes à travers les yeux de mon galeriste, Daniele Balice. On retrouve ici et là ses mains, son torse, parfois avec la tête de quelqu’un d’autre. Tous les tableaux de cette série parlent de situations intimes, tandis que le mur opposé est construit autour du sentiment de honte, de violence et d’absurdité. Actuellement, je travaille à une nouvelle série autour de magasins de barbiers et de coiffeurs pour hommes. Il y a à mes yeux quelque chose de très sexuel dans ces hommes qui coupent, rasent ou lavent les cheveux d’autres hommes.
Xinyi Cheng, « The Hands of a barber, they give in », jusqu’au 13 juillet à la galerie Balice Hertling à Paris
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