Space-disco, visions futuristes et science-fiction : Bon Voyage Organisation, un des groupes français les plus excitants du moment, est parti tester sa musique de liesse en Chine. Une tournée qu’on a suivie de l’intérieur.
A travers les vitres du van qui nous éloigne de l’aéroport de Wuhan, dans la province chinoise de Hubei, les idéogrammes défilent en haut des buildings, sur un fond de ciel gris bleu. La chaleur est étouffante, moite, polluée. C’est le beau temps chinois à la mi-juin. Les membres de Bon Voyage Organisation ne réalisent pas encore tout à fait ce qui se prépare. Dans quelques heures, ils joueront devant l’imposante Tour de la Grue Jaune face à un parterre d’officiels, dont l’ambassadeur de France en Chine venu inaugurer la Fête de la musique organisée par l’Institut français à travers le pays.
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Un concert en plein air, sous le soleil opaque, avec quelques groupes chinois également invités, le tout filmé par l’antenne locale de la très officielle CCTV, dont les jingles et autres applaudissements préenregistrés rythmeront les changements de plateaux. L’hallucination collective commence : le groupe à l’origine de l’ep Xingyè (2015), dont le morceau d’ouverture s’intitule La Piste chinoise, traverse le miroir de ses propres rêveries.
La Chine comme terreau de fantasmes esthétiques
“On est dans le futur, les gars !” Adrien, 29 ans, clavier, basse et commandant en chef de Bon Voyage Organisation, s’adresse fermement à ses troupes. Comme lui, Maxime (claviers, vocodeur), Romain (guitare), Lucie (chant) et Cyprien (batterie) sont en Chine pour la toute première fois, comme ne le laissaient pas deviner leurs derniers morceaux. Dessus, on retrouvait la chanteuse chinoise Li Lijuan, souvent de passage à Paris, et quelques sonorités certes asiatisantes, mais détachées de toute connexion tangible avec ce qu’ils découvrent aujourd’hui.
Pour Bon Voyage Organisation, la Chine est un terreau de fantasmes esthétiques qui a nourri la passion d’Adrien pour la science-fiction, les avant-gardes, les voyages, les ailleurs en général et ce qu’il appelle “l’ethno-futurisme”. Dans ses compositions, le groupe s’est d’ailleurs basé sur l’héritage du space-disco qui, dès la fin des années 1970, proposait une certaine idée de l’exploration de l’avenir – un avenir entendu comme un monde de tous les possibles, où c’est plutôt le présent qui s’exprime à travers ses espoirs et ses paranoïas, alors distordus dans le champ de la créativité. Depuis, on a certes envoyé quelques sondes dans l’espace, mais ici, sur Terre, la Chine est devenue la première puissance mondiale.
“La science-fiction ce n’est pas l’art de décrire ce qui va arriver” Adrien
Alors quoi ? “La science-fiction, propose Adrien, ce n’est pas l’art de décrire ce qui va arriver, mais justement ce qui a peu de chances d’advenir tout en restant séduisant à l’image ou à l’oreille. Pourquoi est-ce qu’on continuerait de chanter en anglais, alors que le prochain langage universel est le chinois ? Tu vois, cette question, c’est de la science-fiction. Parce que c’est possible, bien que très peu probable.”
Des morceaux échappant farouchement aux genres
Dans son nouvel ep, Géographie, qui préfigure un premier album actuellement en préparation (sortie prévue en 2017), le groupe chante toutefois en français, refusant déjà les systématismes d’une recette toute faite. Mais la Chine reviendra dans cette musique à la fois défricheuse et accessible, cool et guerrière, intello et dansante, qui essaie de canaliser le chaos du monde actuel et ses généalogies culturelles éclatées.
Car Bon Voyage Organisation est une équation complexe juxtaposant le Yellow Magic Orchestra, l’ambiance d’un cocktail mondain, Soft Machine, Blade Runner, les yé-yé, une rave party sur la plage, Jodorowsky, l’orchestre de la cantine de Star Wars, les livres d’histoire et d’aventures, le rock français post-La Femme, un cauchemar fiévreux, la “musique d’un film qu’on n’a pas encore eu les moyens de finir” (dixit Zappa), tout l’imaginaire dystopique et beaucoup d’autres choses à caler en vrac dans cette liste ouverte, qui de toute façon n’expliquera jamais tout à fait ces morceaux échappant farouchement aux genres. Comme aime le répéter Adrien, Bon Voyage Organisation n’est pas un groupe : c’est une musique, une vision, une initiative.
Wuhan et Shanghai
Jour 2, toujours à Wuhan, avec ses ruelles bordéliques et ses grandes artères qui semblent mener vers le vide. Il est 6 heures du matin, tout le monde se lève pour reprendre l’avion. Direction Shanghai, métropole tentaculaire à 1000 kilomètres à l’est, pour un nouveau concert le soir même.
“Il est où, le vocodeur ?”
Malgré le jet-lag et la chaleur, il faut se concentrer et traîner le matériel – en tout, une vingtaine de caisses et valises. L’orgue, le mini Korg, le string soviétique, la Telecaster, les cymbales, les pédales, et puis le pelicase, les hard cases, etc. : c’est la tannée pour tout porter, mais surtout pour checker en permanence que tout est bien là.
Il manque donc une valise, évidemment, quand on arrive au QSW Culture Center de Shanghai en début d’après-midi. C’est l’heure des balances, le groupe déballe tout. “Il est où, le vocodeur ?”, demande Maxime avec un brin de panique dans la voix. Dans ta valise, dude, qui est restée à l’aéroport. “Il est où, le magasin de musique le plus proche ?”, “Est-ce qu’un autre groupe utilise un vocodeur ce soir ?”, “Et si on essayait avec un synthé ?”, “Et puis du coup, j’ai pas de fringues, je mets quoi ?”
Questions réglées quelques minutes seulement avant le concert, quand la valise de Maxime est livrée en loge dans un halo de lumière (c’est en tout cas ce qu’on a cru voir). Quelques cris de soulagement après des heures de flottement, d’attente, de procrastination – il y a beaucoup d’entre-deux de ce genre pendant une tournée – et le groupe monte sur scène. Voix de robot pour Maxime : “Bon-soir, nous som-mes Bon Vo-ya-ge Or-ga-ni-sa-tion.” Mais personne ne parle robot dans la salle.
Shenyang
Les jours 3 et 4 se passent à Shenyang, dans le Liaoning, une zone frontalière de la Corée du Nord. Le ciel est bas, l’air humide, les immeubles vides. Entièrement vides, sur des kilomètres. Les tours s’enchaînent, dans des délires architecturaux parfois incompréhensibles, depuis une vaste banlieue jusqu’au centre indistinct de ce no man’s land de 8 millions d’habitants (où sont-ils ?). “J’ai lu que c’était une ville industrielle, nous apprend Adrien. Automobile et aéronautique.” Il ajoute, avec son humour à lui : “Je me verrais bien vivre ici. C’est bien dur. Un peu comme j’imagine la vie en général !”
Adrien est un personnage acharné. De travail et d’exigence artistique, mais avant tout de rigueur personnelle qu’il applique sans fléchir autour de lui. Il fait partie de ces mecs que rien ne prédisposait à la musique (ses parents n’approuvent pas spécialement), encore moins à celle de Bon Voyage Organisation (beaucoup de classique à la maison).
“Je suis un personnage lourd, mon discours est lourd” Adrien
Son projet, désormais en place, il le considère donc sans aucune légèreté. Il n’est pas là pour la gloriole, pas là pour les photos. “Je suis un personnage lourd, mon discours est lourd, je suis lourd quand je m’adresse aux gens. Voilà, et les basses que je joue sont comme ça aussi : ma musique est lourde. Je ne suis pas bon avec les salamalecs.”
Il le confirme le soir du concert à Shenyang, sur la place jouxtant le palais de Mukden, où des problèmes techniques provoqueront quelques cafouillages en plein live et un sérieux acouphène pour Adrien, qui sortira de scène furieux malgré un concert sauvé par l’inébranlable énergie du groupe. Volée de bois vert, puis retour au calme devant le match France-Suisse avec des Tsingtao et quelques brochettes dans la rue, obtenues tant bien que mal à force de mimes taquinant l’absurde.
Pékin
Les trois derniers jours se passent à Pékin, qu’on rejoint depuis Shenyang en quelques heures de train. En cours de trajet, Adrien évoque ses lectures sur l’Asie (notamment Hong-Kong et Macao de Kessel, Plateforme de Houellebecq…), pendant que Lucie lit sagement Surveiller et punir de Foucault, que Cyprien est sur Ableton et que Romain écoute Brel en boucle – une autre façon de lire. Ils en profitent également pour débriefer les concerts et réfléchir aux évolutions du groupe.
Quand on arrive, il pleut. Une pluie brûlante. Ça grouille dans les rues. Il y a des caméras partout. Sensation cauchemardesque. “C’est vraiment un pays rétrofuturiste, s’amuse Adrien. Tu vois passer une fille en uniforme, avec marqué ‘bienvenue en Chine’ en idéogrammes à côté de son petit badge du Parti communiste, et, juste après, tu entres dans un mall ultramoderne, entre Gucci et Uniqlo.”
Cette impression de traverser un décor, et que les façades alentour vont bien finir par tomber, disparaîtra d’un coup pendant le dernier concert de la tournée. Dans la fournaise du Modernsky Lab, petit club bizarrement planqué dans le quartier d’affaires de Pékin, les nouveaux morceaux de Bon Voyage Organisation, dont Géographie et Mirage sur le Nil, prennent enfin toute leur ampleur. Le groupe se lâche, le public répond. Climax de fièvre et de musicalité, de partage et de sueur, de sex-appeal et de fureur joyeuse, qui se terminera dans la rue avec le public, un skate-board et quelques bouteilles, jusqu’à tard dans la nuit.
A partir de là, le réel reprend doucement ses droits.
Dans un autre espace-temps, avant que ça décolle, Adrien travaillait dans les rapatriements sanitaires. Il organisait, pour les autres, des retours forcés depuis les quatre coins du monde, tandis qu’il enchaînait les projets musicaux – Les Aéroplanes, puis Bon Voyage. Désormais pleinement investi, son groupe s’appelle Bon Voyage Organisation.
EP Géographie (Wedge/Columbia)
Concerts le 20 juillet à Paris (festival Fnac Live), le 22 à La Jemaye (festival Le Grand Zouk)
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