Du 29 juin au 1er juillet s’est tenue à Essaouira la 20ème édition du Festival Gnaoua et Musiques du monde. Incursion au pays des flamboyants maâlems et de leurs invités du monde entier.
Trois heures du matin, place Moulay Hassan. Tandis que, propagée par le vent, et amplifiée par la chambre d’écho des remparts, la samba pop outrageusement festive de Carlinhos Brown empêche toute la médina de dormir, une dizaine de jeunes caïds aux cheveux huilés forment un cercle près de la scène et se marchent sur les épaules. Mais, comme balayée par les percus du Brésilien, leur ébauche d’une pyramide humaine s’écroule lourdement.
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Le public en a le souffle coupé mais voit aussitôt les (des)équilibristes en jean tenir une réunion de crise : il faut faire mieux sur le champ et donc cibler les défaillances, vidéo de mobile à l’appui. Ils y parviennent vite, fiers comme des astronautes, et non sans raison : ils viennent sans le savoir de résumer vingt ans du Festival Gnaoua et Musiques du monde d’Essaouira. Assurer les fondations entre chaque édition, chercher la stabilité, même relative, et, à partir du talent de quelques-uns et la cohésion de tous, élever à un degré de visibilité maximale cet homme peu disert et tressé de mystères – le musicien tagnaouite : au soir de ce vingtième échafaudage musical, on confirme que la mission est (depuis longtemps) réussie au-delà, sans doute, des espérances initiales.
Mirage fantasque
Au fil des ans, le Festival s’est imposé comme l’inlassable promoteur, voire la plaque tournante des musiques en duty free et transit perpétuel entre l’Afrique, l’Orient, les Amériques et autres caisses de résonances. Mieux, avec son décor ébouriffant (son port sans âge, sa plage sous alizés, sa médina classée), il est aujourd’hui synonyme de mirage psychédélique de trois jours, flottant dans un riad géant à ciel ouvert, et brassant les désirs de déraison de près de 300 à 400 000 cosmopolites et locaux. Toutes origines, âges, classes sociales et couleurs de sandales confondues. Moribonde et presque ensablée dans les années 80-90, l’ancienne Mogador est réapparue sur la carte de tous les rêveurs avides de kif, de trip et de flash libertaires. Les voyagistes et les promoteurs, eux aussi, aiment ça – pour quel essor, réponse dans dix ou vingt ans.
Quant aux maâlems gnaoua, leur basse guembri en chameau, leurs danses incantatoires et leurs appels à la transe, ils sont devenus des archétypes identifiés dans le monde entier, au-delà, pour les meilleurs, du simple cliché folkloriste : chacun au service de la confrérie, du genre ancestral, chacun, avec ses nuances et son style, portant la promesse de sidération esthétique et d’hypnose rythmique.
Lorsque le cisaillement de crotales en fer sectionne vos derniers liens avec le vieux monde, que la gravité légère du guembri vous emplit d’hélium et que les chœurs syncrétiques vous somment de les suivre, la musique gnaoua vise à l’étourdissement, à la perte de connaissance (littéralement : vous oubliez tout ce que vous saviez de vous-même). Dépossédé, vous êtes hors-sol, prêt à vouvoyer les djinns (les esprits gnaoui) et entrer dans l’âge du rite.
Parade monstre
Le rituel à Essaouira, c’est depuis 1998 la parade d’ouverture où les maîtres de musique (les maâlems) défilent avec leurs troupes dans la rue d’une médina médusée et sursaturée (spectateurs sur les toits, corniches et rebords). Avant de monter sur les estrades glorieuses, la gnaoua remonte le temps et retrouve la rue, comme à l’époque pas si lointaine où ses adeptes, marginalisés, parcouraient places et maisonnées en quête d’écoute et d’oboles – aujourd’hui, le gnaoua est invité jusqu’au Japon, en première classe. De cette offrande collective qui irrigue la ville d’ondes positives et chaotiques, on ressort surexcité, prêt à franchir les murailles crénelées sans passer par les portes.
Le rituel à Essaouira consiste aussi à se demander quel concert a porté l’identité du festival à son point culminant et justifié à lui seul sa tenue. On honorera cette année Titi Robin et sa guitare gitane dont les cordes filèrent des passerelles convaincantes entre le Maroc de Mehdi Nassouli, le soufisme indo-pakistanais (Suheb Hasan, chant, et Murad Ali Khan, vielle à archet) et les percussions brésiliennes (Ze Luis Nascimento). D’une densité euphorique, mais ne sacrifiant rien à un équilibre qui semblait avoir toujours existé, cette alliance de textures envoûtantes parut couler de source(s) : un acte de sorcellerie. Bravo.
On retrouva le solaire Mehdi Nassouli – toujours dans les bons coups, le jeune maâlem d’Agadir illumina Essaouira de sa fougue et de la variété de son chant – aux côtés d’Indi Zahra, sur le toit du bastion Borj Bab Marrakech, pour un compagnonnage des plus attendus. Entre l’énergie de Patti Smith et une voix jazzy subtilement épicée, la Franco-Marocaine ouvrit dans ses grandes largeurs son répertoire chanson, soul et folk berbère pour l’un des pics de séduction du festival, par sa seule tête d’affiche féminine.
La grande confrérie
Autre stature charismatique, dotée elle aussi de souplesse vocale et d’autorité naturelle, Amazigh Kateb trouva pour son Gnawa Diffusion la ferveur populaire en écho à son raï-ragga-chaâbi toujours ouvertement rebelle. Impressionnant, sur cette scène de la plage toujours turbulente, d’entendre ces titres punchy entonnés par un public fidèle au groupe franco-algérien depuis presque deux décennies.
Bien sûr, cette programmation en arborescence (parfois quatre live simultanés, en majorité gratuits) recelait d’autres projets ambitieux (les nouvelles colorations world d’Hamid El Kasri) ou plus dispensables (la reformation éphémère de Band of Gnawa dix ans après). Tous démontrent, avec plus ou moins de maîtrise, la faculté de la gnaoua à transgresser son immuabilité séculaire avec d’autres forces musicales… plus jeunes.
On aime aussi les rencontres plus modestes mais tout aussi saisissantes, comme celle d’Hassan Boussou et de la confrérie Hmadcha de Taroudant – impressionnant alignement de ces hommes en tunique crème sautillant, vacillant sous l’impulsion des tambourins et des chœurs telluriques. Plus foutraque, la fusion entre le maâlem Mokhtar Guinea et Mogador Band prouva que la joie de jouer ensemble et l’admiration réciproque peuvent maintenir à flots les embarcations précaires. Il faut aussi garder une oreille grande ouverte sur les rendez-vous alternatifs du Festival, les soirées intimistes dans des lieux clos comme la Zaouia Issaoua ou le Dar Loubane, au goût d’extraits de lila, ces fameuses nuits thérapeutiques inaccessibles au commun.
On y voit des maâlems (Ould Khoumani, Kbiber etc.) impériaux, en milieu naturel, et des femmes entrer en transe, dessiner des arabesques avec leurs chevelures et s’effondrer. L’après-midi, il faut rejoindre la place de l’Horloge pour s’adosser aux murailles : leur rudesse s’accorde à la sécheresse des chants et au dénuement des tambours des Houara ou Issoua de Fés. Là aussi, vertiges assurés, mais chauffés par le soleil et décuplés par le grondement de l’Atlantique, tout proche.
Les jeunes poussent
Mais, entre ferveurs tribales et visions hallucinatoires, une impression plus fraîche. Pour ses vingt ans, les Festival Gnaoua et Musiques du monde a préféré jouer sur la maturité de son expérience plutôt que sur l’insouciance de sa jeunesse. Tablant sur des valeurs sûres (Ismaël Lô, Lucky Peterson, Ray Lema, Band of Gnawa) plus que sur les réelles découvertes, un peu à rebours d’autres années plus défricheuses. N’en doutons pas, Essaouira redeviendra dés 2018 ce comptoir mirifique pour (toutes) les musiques ouvertes, et le festival ce tremplin sans équivalent qui propulse public et artistes en haut des pyramides.
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